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penchés sur les rues tranquilles, au coin des maisons paisibles. - Je ne comprenais pas le plaisir qu’il y a de se promener sous les petites arcades, qui rappellent un coin du moyen âge ; à respirer l’odeur des riches magasins de fourrures, de cuir de Russie et de pains d’épice ; à regarder les belles paysannes des environs avec leurs magnifiques fichus de soie brodée et multicolore croisés sur leurs fortes poitrines. Car ces robustes femmes de la plaine d’Alsace viennent acheter ici la soie qui ornera leurs têtes énergiques de larges nœuds en forme de papillons noirs. Les quais mélancoliques longeant l’eau paresseuse et verte de l’Ill ne me disaient rien. J’aimais bien rôder sur les remparts, où les pantalons rouges des soldats français s’exerçant sur les glacis et leurs joyeuses sonneries faisaient le bonheur de tous les gamins. Mais tout cela ne parlait guère à mon imagination. Cet horizon rétréci m’assombrissait.

Mes premiers souvenirs d’enfance me font voir ainsi ma ville natale comme une sorte de prison où j’étais enfermé malgré moi. La vie m’oppressait comme un labyrinthe de recoins bizarres où je ne pouvais me retrouver et la plupart des hommes comme d’étranges et incommodes inquisiteurs. Une seule chose m’avait donné la sensation du home, du doux foyer, — c’étaient les genoux de ma mère et son chant passionné, entendu une ou deux fois. Depuis qu’elle était morte, mon âme vivait dans une solitude absolue. Je ne m’en rendais pas compte, mais il y avait en moi un grand vide. Je m’avançais dans l’existence avec un poids sur le cœur et un sceau sur la bouche.

Il y avait pourtant dans la ville un monument qui me fascinait. C’était celui qui dominait tous les autres de sa masse somptueuse et de sa gigantesque hauteur : la cathédrale. Certes, j’étais loin de comprendre sa beauté artistique où s’entremêlent cinq siècles d’histoire. Mais quand je fixais sa façade grandiose, qui prend l’aspect, au soleil couchant, d’un feu d’artifice pétrifié ; quand je suivais, de l’angle gauche de la tour, l’élan superbe des pilastres, des ogives et de la flèche qui s’élancent au ciel vertigineusement et d’un seul jet, je me sentais devant quelque chose au-dessus du temps présent et vivant dans une autre sphère. Quand je me hasardais ensuite dans l’intérieur sombre du dôme, le sens du mystère m’enveloppait et me donnait le frisson. Dans la nef latérale de droite, les vitraux peints me retenaient pendant des heures. L’horloge de Schwilgué, monument