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ne devais en comprendre que plus tard, sous de tragiques événemens, la valeur et la signification historique, celle d’une haute affirmation nationale et d’un formidable point d’interrogation devant l’Europe. À l’âge de quatre ans, j’avais eu le malheur de perdre ma mère, jeune encore. Elle n’avait que vingt-sept ans. J’étais l’enfant unique de mon père, un médecin fort honoré dans la ville. Esprit très cultivé, nature élevée et généreuse, il avait pour moi une tendre sollicitude. Toutefois, il y eut toujours entre nous une de ces incompréhensions radicales qui peuvent s’expliquer par la différence des tempéramens, mais qui ont presque toujours des causes plus profondes. Sa nature un peu timorée et les idées étroites qui lui venaient du milieu protestant orthodoxe où il vivait, l’induisaient vis-à-vis de moi à une répression trop rigoureuse de mes instincts naturels. ! J’étais un enfant rêveur et taciturne, sourdement, mais indomptablement volontaire, avec, par momens, des bonds de passion et d’enthousiasme qui amusaient les autres, mais effrayaient mon pauvre père. Il advint par exemple qu’il me défendit la lecture des romans de Walter Scott, à cause du trop vif intérêt que je manifestais pour Amy Robsart, la maîtresse du comte Leicester dans le Château de Kenilworth. Je ne suis pas assez fort en pédagogie pour savoir si mon père eut tort ou raison dans cette circonstance. Ce dont je suis certain, c’est que ses intentions étaient excellentes et que je me sentis très malheureux de cette interdiction, non pas seulement à cause d’Amy Robsart, mais surtout à cause de ma passion contrariée pour ce monde animé et pittoresque du moyen âge, dont la porte, un moment entr’ouverte, se refermait soudain pour moi.

Ma vie s’écoulait, terne et solitaire, entre mes devoirs d’écolier et la lecture de livres de piété, dans la maison paternelle un peu sombre, sise entre une étroite ruelle et un petit jardinet, derrière l’église Saint-Nicolas. Cette église est dépourvue de tout style architectural, et son clocher ressemble plutôt à un grand pigeonnier qu’au couronnement d’un temple. Je n’étais pas encore à même de goûter le charme de la vieille ville de Strasbourg avec ses toits aigus et serrés. Sur les plus favorisés, on entend souvent le claquement familier des becs de cigognes, oiseaux de bon augure dont Strasbourg est fier et qui font leurs nids sur les plus hautes cheminées. Je ne savais rien de l’intime et bonne vie familiale qui se dérobe derrière les vieux pignons