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assez de progrès pour qu’on puisse lire un visage, comme on fait un hiéroglyphe, les portraits de David seront consultés comme le principal document sur les hommes de ce temps. On s’étonnera seulement d’en posséder si peu. Où sont donc les scènes de la Révolution ? dira-t-on, où les séances du Comité de Salut public ? Ce peintre est assurément le Balzac de la Révolution. Il a été créé, par un décret spécial et nominatif de la Providence, pour nous donner, sur les bourgeois de 89, le témoignage épique et presque caricatural de Rembrandt, en sa Ronde, de Velazquez en ses Borrachos, de Holbein en sa Famille de Thomas More : pour nous montrer le sensible disciple de Rousseau, famélique et chevelu, plantant des arbres de la Liberté, déguisé en tigre sous la Terreur, gras chambellan sous l’Empire, vieilli et podagre sous la Restauration, mais agile encore à se retourner, le « Paillasse » qui « saute pour tout le monde » du chansonnier. Il a été le témoin de la plus violente crise de nerfs de la France moderne. Il a vu la Convention tenir tête à l’Europe, décréter la victoire, frémir sous la banqueroute, s’amputer, elle-même, un à un, de ses principaux membres ; Robespierre pâlir à la tribune ; la peur, la haine, la panique, changer, d’heure en heure, les visages et les cœurs. Il était là ; il a baigné dans cette ambiance, grandiloquente et farouche, pittoresque a plaisir. Son talent était mûr pour reproduire les grands revers, les bottes, les cheveux flottans, les cravates dénouées, les scènes triviales et tragiques auxquelles vingt ans il a assisté. Il avait pour cela l’œil pénétrant, la main sûre. Il a dû le faire... Il l’a fait...

Eh bien ! non, il ne l’a pas fait, ou il ne l’a fait que contraint et forcé, dans un moment d’exaltation, devant Lepelletier de Saint-Fargeau mort, devant Marat assassiné, dans le Couronnement de Napoléon et la Distribution des Aigles, et le Serment du Jeu de Paume. Encore ces trois dernières scènes, — des « peintures-portraits » comme il disait, — sont-elles « voulues » au moins autant que senties. Tout le reste de sa vie s’est consumé à tout autre chose : à quelque chose qui n’avait aucun rapport avec ce qu’il voyait, aucune analogie ni de forme, ni de trait, ni de couleur, ni d’air, ni de lumière, ni de climat, avec les êtres vivans qui respiraient autour de lui ; c’était le Beau Idéal... Les portraits que nous venons de voir ne l’ont occupé, un instant, qu’à titre de distraction ; il ne comptait nullement sur eux pour sa gloire ; pour un peu, il les aurait méprisés. Le modèle qui