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lorsque la femme du riche et noble chevalier Bardi avait à peine dépassé sa vingt-quatrième année. Depuis lors, Dante ne se borne plus à « louer » les perfections corporelles et morales de Béatrice : il imagine que la mort de celle-ci n’a pas été un accident terrestre, mais en quelque sorte une nécessité surnaturelle. « Ce n’est point l’excès de froid qui l’a enlevée, ni l’excès de chaleur, comme pour les autres créatures ;... mais Dieu l’a rappelée près de lui parce que cette vie d’ennuis n’était pas digne d’une si noble chose ! » Le poète ne cesse plus maintenant de songer à la béatitude céleste de sa bien-aimée ; et ainsi, peu à peu, il s’accoutume à dégager son image de tous liens matériels, à la regarder comme ayant eu de tout temps sa demeure auprès du trône de Dieu. Insensiblement, les derniers chapitres de la Vie Nouvelle conduisent à l’apothéose de Béatrice. Et je ne résiste pas au désir de citer encore les quelques Lignes, justement fameuses, qui servent de conclusion à l’œuvre juvénile du poète florentin :


Après cela m’est apparue une vision merveilleuse où j’ai contemplé des choses qui m’ont décidé à ne plus rien dire de cette Béatrice bénie aussi longtemps qu’il ne me sera pas possible de traiter d’elle plus dignement. Et d’en arriver à cela, c’est à quoi je m’efforce autant que je puis, ainsi qu’elfe le sait en toute vérité. Et donc, s’il plaît à Celui par qui vivent toutes choses que ma vie se prolonge pendant un certain nombre d’années, j’espère pouvoir alors dire d’elle ce qui n’a jamais été dit d’aucune femme au monde.


« Dans ces paroles se trouve, comme en germe, toute la Divine Comédie. » Mais, avant de nous montrer la continuation et l’achèvement de la lente montée de Béatrice vers le trône céleste où nous la voyons installée dans la troisième partie du poème de Dante, M. d’Ancona s’arrête à nous expliquer, du même point de vue « biographique, » l’épisode qui forme le sujet du Banquet. Après la mort de Béatrice, Dante a péché doublement, — ou peut-être triplement, — contre son immortelle bien-aimée. D’abord, il a accepté de se laisser consoler par une autre « dame, » qui s’est emparée de son cœur en lui témoignant une pitié trompeuse ; puis, sans doute, il s’est montré infidèle à son amour en se livrant à toutes ces agitations politiques dont la triste conséquence a été pour lui l’exil perpétuel ; et, enfin, il a commis une faute envers Béatrice en s’occupant de toutes ces sciences purement terrestres qu’il désigne sous le nom général de « Philosophie. » Si bien que, dans son Banquet, il s’est avisé d’incarner tous ces péchés dans l’unique figure de la « dame compatissante ; » tandis que Béatrice, de son côté, signifie toujours à la fois et la jeune femme qu’il a aimée