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quelque chose de mystique, avec sa multitude d’extases et de visions, cela vient simplement de la tournure particulière de l’esprit d’un poète qui, plus tard, dans sa pleine maturité, nous décrira l’univers réel sous la forme d’une vision imaginaire. »

Oui, c’est proprement une « confession » autobiographique, et déjà toute « moderne, « que nous offre la Vie Nouvelle, prise dans son ensemble. Aussi bien, les premiers chapitres de l’ouvrage nous décrivent-ils un amour parfaitement « historique, » un amour « humain et naturel comme tant d’autres ! » Béatrice nous y apparaît « une jeune femme vivante et réelle que l’auteur rencontre dans des fêtes, et en chemin, et à l’église, et dans la maison de ses parens, et qui tantôt se montre pour lui bienveillante, d’autres fois courroucée, et par instans même se moque gentiment de lui. » Tous les premiers chapitres ne sont rien que l’histoire d’un jeune poète naïvement amoureux de sa belle voisine. Puis, soudain, l’attitude de Dante vis-à-vis de Béatrice subit un changement. Comme il nous le dit lui-même, « l’objet de son amour n’est plus la vue de Béatrice, mais sa louange. » Écoutons-le s’expliquer là-dessus en présence de quelques nobles amies : « Mesdames, la fin de mon amour était jadis un salut de cette dame, et c’est en cela que consistait mon bonheur. Mais puisqu’il lui a plu de me refuser cela, mon amour a mis désormais mon bonheur en quelque chose que nul ne saurait m’enlever ! — Et dis-nous donc, nous t’en prions, en quoi consiste ce tien bonheur d’à présent ? — Il consiste en des paroles qui louent ma dame,... et je me suis proposé de prendre toujours pour matière de mon parler tout ce qui pourra être louange de cette très noble dame. »

En d’autres termes, Dante, ayant compris l’impossibilité pour lui de satisfaire jamais ce premier amour, « tout naturel et humain, » qu’il avait conçu pour Béatrice, s’est résigné à chercher ailleurs des satisfactions amoureuses du même ordre, tandis qu’il promouvait la fille des Portinari au rôle idéal d’un « nouveau prodige de douceur, » d’une créature merveilleusement belle et sage, lui apparaissant désormais de si haut qu’il ne ressentait plus même à son endroit la moindre nuance de jalousie. « Lorsqu’elle passait par les rues, tout le monde courait pour la voir : d’où m’arrivait une joie merveilleuse. » Cette première phase de l’ « évolution » de l’image de Béatrice, dans le cœur du poète, a-t-elle coïncidé avec le mariage de la jeune femme, dont il semble s’être fait un devoir de ne parler jamais, — mais qui nous est révélé par nombre de témoignages documentaires ? En tout cas, la phase suivante a eu sûrement pour occasion la mort de Béatrice, survenue