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Vie Nouvelle, où manifestement Béatrice nous est montrée « sous une allégorie et un type » qui s’étendent bien au delà des limites probables ou possibles de sa personnalité « historique. » Mais M. d’Ancona nous assure que ces deux rôles différens, assignés par Dante à la figure de son héroïne, s’accommodent fort bien de nous être présentés tour à tour, ou parfois même simultanément, — car il ne faut pas oublier que Béatrice, lorsqu’elle accueille son ami sur les hauteurs éthérées du Purgatoire, et lui parle de sa vie « dans la chair, » et lui reproche sa conduite passée avec des accens tout « individuels » d’affection mêlée d’un peu de rancune, ne s’en trouve pas moins escortée d’une légion respectueuse de Prophètes et de Saints, dont la présence autour d’elle ne laisse pas, déjà, de nous étonner. Il y a là, d’après le vénérable auteur des Écrits Dantesques, une sorte de développement ou d’ « évolution » poétique de l’image de la jeune femme, mais qui s’explique le plus naturellement du monde aussitôt que l’on s’est rendu compte des habitudes intellectuelles de Dante, et de ses véritables sentimens intimes à l’égard de Béatrice.


Les anciens « objectivaient » l’idéal en quelque chose de réel. Dante, lui, — et c’est ce qui le distingue de Boëce, ainsi que des vieux poètes français et de leurs imitateurs, — évite ce procédé de « personnification, » qui n’est qu’une façon de concréter l’abstrait ; il veut que « sous le vêtement d’une figure ou d’une couleur de rhétorique » se trouve le réel ; et aussi son art commence-t-il par poser la « personne. » Que l’on voie de quelle manière il procède dans l’emploi des entités allégoriques introduites dans la Comédie ! Tout d’abord, nous avons la personne, l’être historique, vrai, réel ; et puis sur cette personne il élève le symbole. Il ne va point, par exemple, créer abstraitement un type de la sagesse humaine : mais, pour ce type, il se sert du personnage historique de Virgile. Il ne va point créer un type de la liberté intérieure : mais il affecte à cet usage la figure historique de Caton. Et ainsi de suite. Tout l’univers surnaturel qu’il nous représente a comme un fondement réel... Le moyen âge avait donné aux abstractions un corps fictif : Dante, inversement, à des personnes réelles attribue une valeur abstraite.


Ce premier principe établi, M. d’Ancona nous fait assister aux étapes successives du poète, dans ce qu’on pourrait appeler son travail d’extension symbolique de la figure de Béatrice. Voici d’abord la Vie Nouvelle, écrite certainement pendant la jeunesse de Dante, bien des années avant qu’il ait commencé la rédaction de sa Comédie. D’une façon générale, « il est impossible de nier raisonnablement que la Vie Nouvelle soit le récit d’un amour véritable à l’égard d’une dame qui a vécu vraiment ; et que si la forme de ce récit nous paraît avoir