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qui a vécu de notre vie de « chair, » avant d’être « élevée à la vie de l’esprit. » C’est déjà ce qu’affirmait M. d’Ancona dans sa conférence juvénile de 1865 ; il le redit encore aujourd’hui, et toujours en faisant appel à notre cœur plus qu’à notre raison. « Dans une histoire d’amour comme celle-là, je l’ai dit et le répète, pour juger de ce qui est vrai, le verdict du sentiment est indispensable et infaillible. » Et je m’étonne seulement que, sur tous ces points qu’il a savamment et minutieusement examinés, M. d’Ancona ait eu besoin de recourir au témoignage du cœur comme à une sorte d’autorité souveraine, tandis qu’il me semble que le témoignage du bon sens avait déjà de quoi établir assez fortement la pleine justesse de sa théorie. J’ai peine à comprendre, en vérité, que des passages comme ceux que l’on vient de lire, extraits de l’Enfer et du Purgatoire, aient échoué à ruiner pour toujours les hypothèses « allégoristes » de l’espèce de celles du chanoine Biscioni ou du professeur Adolfo Bartoli, Que Dante, dans ces deux premières parties de son poème, nous ait présenté Béatrice comme une personne réelle, une femme particulière, et jadis aimée de lui pendant son existence terrestre, cela me paraît d’une évidence trop absolue pour valoir même la peine d’être démontré. Manifestement, les « allégoristes » se sont trompés sur le rôle de Béatrice dans l’Enfer et le Purgatoire, — à commencer par le fils du poète, lorsqu’il nous déclare que son père, « pour glorifier le nom de Béatrice Portinari, l’a introduite dans sa Divine Comédie sous l’allégorie et le type de la Théologie. » Ce n’est pas du tout « sous l’allégorie et le type » d’une abstraction religieuse que Dante a « introduit » Béatrice dans tous les passages ci-dessus, et notamment dans son récit de l’arrivée du poète auprès de sa bien-aimée : notre raison s’accorde avec notre cœur pour nous attester que, par exemple, la Béatrice dont il s’entretient avec son confident Forese, ou celle encore qu’il s’apprête à rejoindre de l’autre côté du mur de flammes, et celle aussi qui lui reproche ses infidélités à son endroit, que cette Béatrice-là est bien une jeune femme florentine dont l’image s’est profondément gravée dans son âme, — la belle et sage Béatrice Portinari que nous a révélée le récit de Boccace.


Malheureusement pour la thèse « réaliste, » les deux premières parties de la Divine Comédie sont suivies d’une troisième, où le rôle de Béatrice n’est plus du tout, — comme je le disais tout à l’heure, — celui d’une simple jeune dame florentine admise à jouir des délices éternelles après avoir naguère, ici-bas, rempli d’amour les yeux et le cœur du poète. Et de même aussi il en est pour les derniers chapitres de la