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Dante, d’après lui, a prononcé devant Forese le nom de Béatrice, c’est parce que, seul, cet ami d’autrefois a connu le secret de son amour pour la fille de Folco Portinari ; et jamais à coup sûr il n’aurait eu l’idée de parler de Béatrice à Forese ainsi qu’il l’a fait, — la plaçant quasi en « pendant » à la Nella célébrée par son mari quelques strophes plus haut, — si Béatrice n’avait pas joué dans sa vie un rôle plus ou moins comparable à celui de Nella dans la vie de Forese : un rôle qui pourrait bien avoir consisté à maintenir, tout au moins, l’esprit et le cœur des deux amis au dessus de l’existence coupable suggérée par ces mots : « Le souvenir de ce que tu as été avec moi, et de ce que j’ai été avec toi, aurait, à lui seul, de quoi nous peser ! »

Mais surtout M. d’Ancona estime que la pleine réalité de la figure de Béatrice nous est prouvée par le passage fameux du XXVIIe chant du Purgatoire où nous voyons Dante hésitant à franchir une muraille de flammes, sans que ni les exhortations d’un ange, ni les assurances encourageantes de Virgile suffisent à vaincre sa frayeur, jusqu’à ce que le poète latin lui crie : « Or, mon fils, vois : ce mur est ce qui te sépare de Béatrice ! » Et aussitôt Dante, en entendant ce nom « toujours présent à son esprit, » se plonge bravement dans les flammes, trop heureux de pouvoir ainsi rejoindre sa bien-aimée. C’est là, au dire de M. d’Ancona, un mouvement qui suffirait pour nous renseigner sur la véritable nature des sentimens du poète à l’égard de Béatrice, si même toute sorte de détails accessoires, — et notamment l’allusion que fait Dante à l’aventure amoureuse de Pyrame et Thisbé, — n’achevaient pas de nous rendre manifeste l’entière vérité « humaine » de son amour. Sans compter que Béatrice, dans les paroles qu’elle adresse à Dante sur les plus hautes cimes du Purgatoire, ne nous apparaît guère, non plus, une simple abstraction métaphysique : « Regarde-moi bien ! dit-elle. Je suis ta Béatrice ! » Après quoi elle lui reproche d’avoir eu sur terre d’autres amours, indignes de celui qu’elle lui avait inspiré, — allant même jusqu’à mentionner une certaine maîtresse entre les bras de laquelle il l’aurait oubliée. « Pendant quelque temps, je l’ai soutenu, au moyen de mon visage ; et, en lui montrant mes jeunes yeux, je l’ai conduit avec moi dans le droit chemin. Mais, dès que je fus sur le seuil de mon second âge, et changeai de vie, celui-ci s’est éloigné de moi et s’est donné à d’autres. Puis, lorsque je me suis élevée de la chair à l’esprit, et que beauté et vertu se furent accrues en moi, je lui suis devenue moins chère et moins précieuse ! »

La femme qui parle ainsi est bien une vraie femme, une Béatrice