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une seule fois, durant tout le récit de la traversée de l’Enfer : mais, à plusieurs reprises, nous y rencontrons des allusions manifestes à la « dame bienheureuse, » toujours désignée en des termes voilés, comme si le poète avait craint de profaner son image par une mention trop expresse, dans cette impure atmosphère de ténèbres et de péchés. C’est ainsi qu’au chant Xe, Dante, ayant rencontré le père de son ami le poète Guido Cavalcanti, lui adresse ces paroles, d’ailleurs assez obscures, et pouvant être comprises de bien des façons : « Je ne viens pas de mon propre gré ! Celui qui m’accompagne là va m’emmener peut-être vers celle (ou celui) que votre Guido a eue en dédain ! » A coup sûr, c’est vers Béatrice que Virgile « emmène » son compagnon ; et l’on peut être certain aussi que, comme le dit M. d’Ancona, le « peut-être » signifie toutes les épreuves qui attendent le voyageur avant qu’il lui soit donné d’arriver auprès de sa bien-aimée. Mais on entend bien que, sur ce point encore, les « allégoristes » n’ont pas manqué d’hypothèses ingénieuses. On a dit, entre autres choses, que Dante voulait parler de la théologie, ou plus simplement de la religion, toutes deux « dédaignées « ici-bas par le « mécréant » notoire qu’avait été Guido Cavalcanti. Sans doute : et d’autre part, il n’y a rien, non plus, qui nous empêche d’admettre l’interprétation « réaliste » de M. d’Ancona, suivant laquelle Guido se serait moqué de la passion « platonique » de son jeune confrère et ami pour la riche fille des Portinari.

« Lorsque tu parviendras devant le doux rayonnement de celle dont les beaux yeux voient toutes choses, d’elle tu apprendras le voyage ultérieur de ta vie ! » Ainsi parle Virgile à Dante, vers la fin du Xe chant de l’ Enfer, pour consoler le poète du « parler ennemi » du damné Farinata, qui lui résonne encore dans l’oreille. Cette fois, l’allusion à Béatrice est incontestable, à cela près que Virgile nous paraît commettre une légère erreur, puisque ce sera l’aïeul du poète, Cacciaguida, et non pas Béatrice, qui lui prédira le « voyage de sa vie. » Un peu plus loin (chant XII), le même Virgile dit au centaure Chiron, pour obtenir de lui qu’un rameur fasse traverser aux deux pèlerins le fleuve de sang : « Quelqu’un s’est interrompu de chanter alléluia, afin de venir me confier cet office nouveau. » Ce « quelqu’un » est, naturellement, Béatrice ; et de plus en plus nous avons l’impression que Dante se refuse à nommer la jeune femme aussi longtemps qu’il n’aura point quitté le royaume de la douleur. Mais sans cesse il pense à Béatrice et aspire à la revoir, avec le mélange d’espérance et de crainte que nous traduisait, tout à l’heure, le mot : « peut-être, » dans sa