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douce personne réelle de la fille de messire Folco Portinari, — quoi que puisse nous dire Boccace de la précocité intellectuelle de cette dernière, et de tous ses agrémens d’esprit ou de corps. De telle sorte que, malgré le témoignage de Boccace, nombre de biographes et critiques se sont trouvés pour refuser même à Béatrice toute réalité « historique, » ou du moins pour affirmer que le poète, en l’ « introduisant » dans ses trois grandes œuvres, a pu vouloir tout au plus glorifier son nom, sans que jamais la Béatrice qu’il évoque devant nous ait eu rien, à ses propres yeux, de l’apparence extérieure, ni de la nature intime d’aucune jeune femme connue et aimée de lui précédemment.

C’est déjà ce que soutenait, au début du XVIIIe siècle, le savant chanoine florentin A. M. Biscioni. « Si d’aventure mon lecteur se sent prévenu en faveur de Bice Portinari, — écrivait-il, — qu’il sache que je n’ai nullement l’intention de porter le moindre préjudice à cette très noble dame ; et bien au contraire, je suis prêt à proclamer qu’elle a été dotée ici-bas de prérogatives très dignes d’égard, comme aussi qu’il se peut fort bien qu’elle ait été connue de Dante et fréquentée par lui, en raison du voisinage de leurs habitations ! Mais seulement j’ai prétendu montrer que, des œuvres du dit Dante et des argumens que j’y ai joints, il résulte que notre Béatrice n’est ni cette dame-là, ni aucune autre, mais bien une personne idéale, toute sortie de l’invention délibérée du poète. »

On n’en finirait pas à vouloir citer les divers commentateurs, italiens ou étrangers, qui ont repris à leur compte cette affirmation du vieux chanoine florentin, tout en différant de lui sur l’interprétation du rôle symbolique attribué par le poète à sa Béatrice. Voici, par exemple, ce que nous dit à ce sujet le célèbre Adolfo Bartoli, l’un des plus remarquables historiens de la littérature italienne :


Selon moi, Béatrice n’est pas la Sagesse, comme le croyait Biscioni, elle n’est pas non plus la Monarchie Impériale de Gabriele Rossetti, ni l’Intelligence Active de Francesco Ferez. Béatrice, c’est la Femme, c’est la créature féminine d’ici-bas, envisagée dans ses qualités les plus nobles, les plus hautes, les plus célestes, et envisagée avec les yeux un peu mystiques des hommes du moyen âge en général, mais en particulier des Blancs florentins de la fin du XIIIe siècle. Béatrice, c’est la femme terrestre qui, par degrés, s’est acquis quelque chose de l’ange : un être vague, abstrait, impalpable, qui peut bien se concréter un moment en toute figure charmante de jeune fille, mais pour s’envoler de nouveau, sur-le-champ, vers des formes plus éthérées.


Cette manière « allégoriste » d’entendre le personnage de Béatrice a de tout temps étonné et presque scandalisé M. Alessandro d’Ancona,