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jamais plus depuis ce jour, aussi longtemps qu’il vécut, cette image ne s’en effaça plus. Que la chose soit résultée d’une conformité secrète de natures bu d’habitudes, ou bien d’une influence spéciale des astres, ou bien encore qu’il se soit passé là ce que nous voyons par expérience dans les fêtes où, sous l’effet de la qualité raffinée des mets ou des vins, les âmes des jeunes gens aussi bien que des adultes s’étendent soudain et deviennent aptes à s’éprendre passionnément de tout ce qui leur plaît : toujours est-il certain que Dante, dès son âge le plus tendre, s’est trouvé un serviteur très fervent de l’amour. Après quoi, arrêtant le récit de ces incidens juvéniles, je dirai seulement qu’avec l’âge les flammes amoureuses se multiplièrent à tel point, dans son cœur, que rien d’autre n’avait de quoi être pour lui plaisir, ou réconfort, ou repos, sinon de revoir sa belle voisine.


Ce témoignage bien connu de Boccace nous est encore confirmé par le propre fils de Dante, dans un passage curieux de son commentaire latin de la Divine Comédie, — tout au moins suivant une version manuscrite récemment découverte dans la bibliothèque de lord Ashburnham. A propos de la première mention du nom de Béatrice, dans le second chant de l’Enfer, Pierre de Dante écrit ce qui suit :


Et puisque nous rencontrons ici pour la première fois cette Béatrice dont il sera encore beaucoup parlé ci-dessous, surtout dans le troisième livre du poème, consacré au Paradis, je dois dès maintenant faire savoir au lecteur que, en effet, une certaine dame nommée Béatrice, et grandement remarquable à la fois par ses mœurs et par sa beauté, vivait dans la cité de Florence au temps du poète, y étant née de la famille de certains citoyens florentins appelés Portinari ; de laquelle dame notre poète était le voisin, et laquelle il aima profondément aussi longtemps qu’elle vécut, et à la louange de laquelle il composa maintes chansons ; et puis, après la mort de ladite dame, et afin de rendre glorieux le nom de celle-ci, il voulut l’introduire à maintes reprises dans ce sien poème, sous l’allégorie et le type de la Théologie.


« Sous l’allégorie et le type de la Théologie. » On s’est fort querellé, en vérité, depuis le siècle même de Dante jusqu’à nos jours, sur la question de savoir si c’était bien la « Théologie, » ou peut-être la « Sagesse, » ou encore quelque chose comme l’ « Idéal, » qui nous était présenté sous le nom de Béatrice dans la Comédie, comme aussi dans les deux principaux ouvrages antérieurs du poète, la Vie Nouvelle et le Banquet. Mais le fait est que sans aucun doute, dans maints endroits de ces trois ouvrages, la figure de Béatrice nous apparaît revêtue d’une signification éminemment « symbolique. » Poussé par son désir de « nous rendre glorieux » le nom de sa belle voisine, incontestablement Dante a plus d’une fois désigné sous ce nom des « entités » philosophiques, religieuses, ou morales, qui dépassaient de beaucoup la