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eu l’esprit de faire une tête passable avec un profil qui donne une médaille, ou un camée tout faits. Attendez, attendez, vous allez voir ce que c’est que ce profil-là... Oui, mes amis, oui, mes chers amis, Bonaparte est mon héros ! » Sept ans après, le Maître, après une séance du portrait de Pie VII, rayonnait du même enthousiasme : « Ce bon vieillard, quelle figure vénérable ! Comme il est simple et quelle belle tête il a ! Une tête bien italienne : l’enchâssement de l’œil grand, bien prononcé ! Celui-là est vraiment un Pape, c’est un vrai prêtre... Oh ! il a bien la tradition, il porte bien sa main avec sa bague !... »

Ainsi, en face de ces deux têtes, emporté par sa fougue d’artiste, David avait oublié tous ses principes. Oh ! je ne veux pas parler de ses principes politiques. Qu’en l’an VIII, le peintre David, dans son atelier, songeant à son métier, au milieu de ses élèves, ait oublié ces paroles du conventionnel David, à la tribune : « Si jamais un ambitieux vous parlait d’un dictateur, d’un tribun, d’un régulateur, ou tentait d’usurper la plus légère portion de la souveraineté du peuple, ou bien qu’un lâche osât vous proposer un Roi, combattez ou mourez comme Michel Lepelletier, plutôt que d’y jamais consentir ! » c’est trop naturel chez un artiste. Il n’est même pas absolument nécessaire d’être artiste pour être exposé à de semblables accidens. Mais ce que David oubliait, alors, en face de ses modèles, était quelque chose de beaucoup plus grave, pour un peintre, — c’était les principes d’art de toute sa vie. Il oubliait ce fameux beau idéal, « qui est sans saveur, sans couleur, sans odeur... » Il reniait Winckelmann, car, quoi qu’il en dit, Bonaparte, à cette époque, creusé, ravagé, maigri, le menton en galoche, était fort différent de ce qu’il aimait dans l’Antiquité ; Pie VII, avec son prognathisme inférieur, était loin d’être régulièrement beau et le cardinal Caprara était régulièrement laid. Pourtant l’artiste demeurait pantelant d’enthousiasme, saisi par le caractère de ces hommes, et il les peignit avec une ferveur passionnée.

Il avait, d’ailleurs, adoré pire encore : Marat était la figure la moins classiquement belle qu’on put imaginer. Sa ferveur à le peindre avait été la même. Il devait pousser encore plus loin le culte de la réalité. Longtemps après, se trouvant en présence des trois dames de Gand, il souligna toutes leurs dissymétries d’un pinceau impitoyable, et ayant jugé leur cas intéressant, il les condamna à vivre, dans toute leur laideur et à jamais, pour