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mesure que s’éloigne la mode qui a cessé de plaire, le ridicule nous en apparaît. C’est l’instant que le théâtre doit choisir pour la mettre à la scène. Un peu plus tôt, il ne serait pas compris. Il a besoin de la collaboration du public. Sa fonction consiste à être un écho de ce public. Ce n’est pas son affaire de devancer l’opinion, mais de la suivre à une honorable distance. Une pièce de théâtre, pour arriver à l’heure juste, doit être toujours un peu en retard.

Notons encore que cette fameuse neurasthénie, dont on a tant parlé, qui a fait couler tant d’encre, et dont nous n’avons pas laissé de tirer quelque vanité, n’a pas été particulière à notre temps. Nous nous sommes imaginé, naïvement, que nous l’avions inventée. Et pourtant, combien d’exemples, éclatans et récens, n’en avions-nous pas derrière nous ? Au début du XIXe siècle, la mélancolie emplit toute la littérature : ce ne sont que tristesses sans cause, vague à l’âme, et plaintes désespérées. Dans cette soudaine dépression de l’âme française, on a voulu voir le contre-coup des terribles émotions par lesquelles venait de passer le pays, tour à tour secoué par le bouleversement de la Révolution et par les guerres de l’Empire. Mais déjà les femmes du XVIIIe siècle avaient eu leurs « vapeurs ; » ce qui ne les empêcha pas, l’instant de s’évanouir étant passé, de montrer dans la tourmente une belle vaillance et de se retrouver prêtes pour l’héroïsme sur le chemin de la guillotine. Et les époques les plus réputées pour leur santé ont eu leurs neurasthéniques, puisque Molière, en plein XVIIe siècle, écrivait son Malade imaginaire. La neurasthénie existait avant nous et d’autres générations après la nôtre referont connaissance avec elle. Il est vrai qu’alors elle portera un autre nom. Seules les étiquettes changent ; mais ces tares de notre organisme reparaissent, par crises, d’époque en époque. Aujourd’hui, et puisque nous sortons d’une de ces crises, fêtons notre convalescence, en raillant le mal de la veille.

Philippe d’Estal est un neurasthénique. Bien sûr, il l’a toujours été ; mais nul ne s’en doutait et lui moins que tout autre. C’est une de ces maladies dont on porte longuement le germe en soi, avec les plus magnifiques apparences de santé. Il faisait une belle carrière ; député, l’un des plus écoutés à la Chambre, qui sait s’il ne serait pas devenu ministre ? Mais il est de ces hommes qui ont besoin du succès et ne respirent librement que dans le bonheur. Un grand chagrin, la perte d’une femme adorée, a été le désastre où toute son énergie a sombré. C’est l’occasion que guettait la neurasthénie : elle s’est abat- tue sur lui et l’a terrassé Maintenant, il s’est retiré du monde ; il vit