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jusqu’au Louvre, pour revoir les chefs-d’œuvre du maître : Mme Récamier, les deux Seriziat, le Couronnement, les Trois dames de Gand, les Sabines, on possède tous les élémens de l’expérience. Ce qui peut rester de David, en dehors de ces deux groupemens, n’est pas assez important, ni différent, pour en modifier les résultats. Or, nous avons, sous les yeux, ce double et constant phénomène : un homme qui, devant la nature, s’enthousiasme, travaille sans système, sans théorie, sans prétention, et s’élève, d’un bond, au niveau des grands maîtres ; puis, ce même homme, ayant réfléchi sur son art, raisonné son enthousiasme, cherché à remonter aux sources de la Beauté, hésite, choisit, élague, épure, « désindividualise, » et, ainsi, produit des ouvrages si mornes, si dépourvus de vie, qu’à peine méritent-ils d’être montrés à côté des autres. Le phénomène n’est pas chronologique et successif : il est spécifique et concomitant. A toutes les époques de sa vie, il se reproduit régulier comme un coup de balancier. Les seules œuvres vivantes de David sont celles qu’il a créées dans un emportement qui ne lui a pas laissé le temps de la réflexion. A aucun moment, l’expérience ne lui sert de rien : plus il raisonne son art, moins il réussit. Il meurt enfin, en face de son plus mauvais tableau, la Colère d’Achille, le considérant avec complaisance, se rappelant avec orgueil tous ses enfans du devoir, sans s’être douté, un instant, qu’il ne laisse vivans que les enfans de l’amour. Jusqu’à quel point et pourquoi ? C’est ce qu’il est intéressant d’examiner.


I

On raconte que le lendemain du jour où le jeune Bonaparte, revenant d’Italie, mince, bilieux, serré dans sa redingote bleue à collet noir, eut grimpé le petit escalier de bois qui conduisait à l’atelier de David, pour lui donner son unique séance de pose, le maître ne put se tenir de venir raconter à ses élèves, béans de curiosité, cette mémorable entrevue. « Oh ! mes amis, quelle belle tête il a ! C’est pur, c’est grand, c’est beau comme l’antique ! Le connaissez-vous ? l’avez-vous vu ? — Non, non, monsieur, s’écrièrent quelques-uns des élèves. — Eh bien ! attendez, attendez, je vais faire en sorte de vous en donner une idée... Ces maladroits de graveurs italiens et français n’ont pas seulement