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falloir organiser. Nous voudrions même, quant à nous, que l’Europe fit un geste de générosité qui serait en même temps un geste de justice, et que, dans le directoire européen qui devra établir et contrôler le gouvernement de l’Albanie, elle admit des représentans des États balkaniques qui verront quelques-uns de leurs nationaux englobés dans le nouvel État : Turquie, Roumanie[1], Bulgarie, Serbie, Monténégro, Grèce. Que les diplomates blanchis sous le harnois du traité de Berlin veuillent bien ne pas s’alarmer d’une nouveauté si hardie ! Habituons-nous à ne plus traiter les pays balkaniques comme des enfans mineurs ; ils viennent de gagner leurs éperons !

Mais quelles seront les limites de l’Albanie autonome ? Elles sont presque indéfiniment extensibles. L’Arnaoute ne reste pas dans ses pauvres montagnes ; il descend vers les plaines et les villes voisines ; il essaime ; mais il n’est pas un travailleur sédentaire. Dans la maison d’autrui, il est le plus fidèle et le plus dévoué des serviteurs ; dans son pays, il ne veut être que le plus arrogant des maîtres. Depuis la conquête ottomane, et surtout depuis cinquante ans, il abuse de la tolérance des fonctionnaires turcs pour molester le Serbe de la Vieille-Serbie ou le Grec d’Epire et pour usurper sa terre ; armé, parmi des paysans sans armes, il les opprime et il les tue. Ipek, autrefois siège d’un patriarcat serbe, Dibra, Prizrend, ont été ainsi en partie albanisées ; Uskub, Mitrovilza étaient en voie d’albanisation. Les voyageurs qui passaient à quelques années d’intervalle ne reconnaissaient plus les bourgs et les villages : la terreur les avait faits albanais. Toute cette région est peuplée d’Albanais qui parlent serbe et qui ont gardé le type serbe. Le long de l’Adriatique, où la conquête arnaoute est plus ancienne, il ne reste presque plus trace des Serbes ni de leur langue. Dans les régions où la lutte se poursuit encore et où les victoires slaves vont donner un regain de vitalité aux paysans serbes, il eût été inique de laisser achever la destruction de cette race laborieuse par cette race de proie : l’Europe ne l’a pas voulu ; toute la Vieille-Serbie, y compris Dibra, Prizrend, Diakovo, Ipek, sera serbe ou monténégrine. Le gouvernement provisoire albanais qui s’est constitué lui-même à l’instigation d’Ismaïl-Khemal bey a formulé les revendications de la grande Albanie :

  1. A cause des Aroumains du Pinde et d’Albanie qui vont constituer l’un des élémens les plus capables de participer au gouvernement du nouvel État.