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raisons, et de moins désintéressées, pour demander la création d’une Albanie autonome ; il n’en est que plus caractéristique de constater qu’il a invoqué cet argument du droit des peuples qui, si surpris qu’on puisse être de le voir manié par la diplomatie autrichienne, était, en l’espèce, irréfutable. A l’exception d’un très petit nombre d’hommes éclairés, les Albanais ne demandaient pas l’organisation d’un Etat albanais indépendant, ils tenaient surtout à leur particularisme féodal, à leur organisation de clan, à leurs vieilles mœurs patriarcales ; un Etat centralisé, des percepteurs exacts, des gendarmes rigoureux, ne sont pas pour plaire aux montagnards de la Liuma ou du pays Malissore ! L’État turc était, pour eux surtout, un minimum de gouvernement. Privilégiés parce qu’en majorité musulmans, ils en abusaient pour opprimer leurs voisins de l’Est, les Serbes de la Vieille-Serbie. Ils entretenaient autour d’eux l’anarchie, la ruine et le désordre. L’un des derniers voyageurs qui aient parcouru le pays[1] rapporte qu’à Prizrend, les paysans serbes n’osent pas cultiver les champs à plus d’un kilomètre des portes de la ville, par crainte de l’Albanais. De ces tribus farouchement isolées, sans unité politique, religieuse, morale, l’Europe a décidé de faire un Etat organisé ; l’expérience est intéressante et les preuves de vitalité que la race albanaise donne depuis tant de siècles permettent d’augurer favorablement du succès ; elle n’a jamais, au cours de sa longue histoire, constitué un État organisé ni réalisé son unité nationale, mais jamais non plus elle n’a toléré un joug étroit qui n’aurait pas respecté ses privilèges et son particularisme traditionnel. Il était légitime que les droits de cette race pleine de ressources fussent sauvegardés et que l’Europe les prit en tutelle ; mais il importe à l’équilibre européen et à la tranquillité des Balkans que l’Albanie indépendante ne soit pas le prête-nom d’une ou de deux Puissances européennes qui chercheraient à intervenir dans les querelles balkaniques et à fomenter le trouble là où l’on peut espérer voir renaître la paix et la prospérité. Il est nécessaire que les Albanais constituent réellement un « peuple balkanique » puisque c’est leur titre à posséder une partie du sol de la péninsule et que toutes les grandes Puissances participent effectivement à l’organisation et à la garantie de l’État qu’il va

  1. Gabriel Louis Jaray : L’Albanie inconnue (Hachette, in-16).