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achevé ce que la défaite avait commencé. La paix, conclue par Kiamil pacha après le combat de Tchataldja, aurait été moins onéreuse ; la guerre se serait terminée sur un succès ; Andrinople, Janina, Scutari auraient conservé le renom d’imprenables. Jamais révolution devant l’ennemi ne fut plus stérile, surenchère patriotique plus détestable ; avec toutes les forces, toutes les ressources de l’Asie, malgré tout le travail utile accompli par Nazim pacha pendant l’armistice, l’armée turque n’a pas réussi à reprendre sérieusement l’offensive ; elle a subi un échec grave à Boulaïr ; Andrinople a été enlevée d’assaut dès qu’elle a été sérieusement attaquée ; Janina et Scutari ont succombé. Ces trois mois de guerre nouvelle, qui ont coûté si cher, ont prouvé que les Turcs étaient impuissans à faire appel du jugement militaire prononcé à Kirk-Kilissé et à Lule-Bourgas. L’honneur des braves soldats turcs, si endurans, si disciplinés, n’avait pas besoin d’être sauvé ; celui des meurtriers de Nazim pacha reste compromis. La capitale, si ardente, si excitée il y a cinq mois, est devenue indifférente et passive ; elle semble non seulement se résigner à la défaite, ce qui est bien dans le caractère ottoman, mais l’accepter, la reconnaître. La nouvelle de la prise d’Andrinople n’a soulevé à Stamboul aucune apparence d’émotion ; celle de Scutari est passée inaperçue. Dans l’armée, la politique a énervé les caractères et fait perdre, à certains officiers, jusqu’à la notion de l’honneur militaire : on a vu, en pleine guerre, des généraux demander et obtenir des congés pour voyager à l’étranger ; d’autres, qui s’y trouvaient, ne sont pas revenus ; des officiers sont restés impunément à Constantinople, malgré les ordres réitérés qui les envoyaient en face de l’ennemi ; d’autres ont quitté la zone des opérations sans permission. Ce sont là des symptômes graves qui indiquent la profonde démoralisation des classes supérieures et l’atonie générale d’un peuple que la politique et le régime des coups d’État ont dégoûté de l’espérance. En face d’un tel spectacle, les étrangers se demandent si la Turquie pourra surmonter la crise et trouver en elle-même l’énergie de se réorganiser, ou s’il faut que l’Europe se prépare à l’effondrement total de l’Empire ottoman.

Et cependant, même en Europe, la Turquie, allégée du poids lourd de provinces depuis longtemps désaffectionnées et qui lui coûtaient si cher, pourrait encore tenir sa place et jouer son