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I

Les résultats de la guerre de 1877 avaient été en grande partie annulés par l’intervention des grandes puissances au Congrès de Berlin : aux victoires russes, Bismarck, Beaconsfield et Andrassy avaient répondu : coup nul. Après le duel, les combattans étaient remis en place et, de tant de sang répandu, il ne restait que la Bosnie et l’Herzégovine livrées à l’Autriche et la naissance d’une Bulgarie coupée en trois tronçons. Mais les intentions étaient plus mauvaises que ne fut le résultat ; l’habileté à courte vue des hommes qui crurent alors détourner le cours de l’histoire, avait seulement préparé l’instrument qui devait le précipiter : la force bulgare. En 1912 ce sont les peuples balkaniques eux-mêmes, autrefois sujets des Sultans, qui ont déterminé l’étape décisive du recul de la puissance ottomane commencé en 1683 sous les murs de Vienne. La Turquie est encore une puissance, elle n’est plus une puissance européenne ; à sa place surgissent les peuples vainqueurs. Qu’un si grand événement se soit accompli sans la participation des grandes Puissances, et n’ait entraîné dans la lutte aucune d’elles, c’est un fait considérable et nouveau dans l’histoire européenne. Les Puissances ne se sont pas senti le droit d’essayer vis-à-vis des petits Etats victorieux ce qu’elles avaient fait, en 1878, contre l’une d’elles. Cette fois, les peuples échappés, par leur propre héroïsme, à la domination des Turcs ne seront pas rendus à leur administration porteuse de mort et de stérilité. Ils sont mûrs pour la vie indépendante et le libre essor ; ils l’ont prouvé par des victoires qui ont surpris l’Europe et qu’eux-mêmes n’avaient pas osé espérer si complètes et si décisives.

Les formules solennelles des diplomates : « statu quo, » « intégrité de l’Empire ottoman, » sont devenues un thème de plaisanteries faciles. Reconnaissons pourtant qu’elles ont rendu des services et que les peuples balkaniques leur doivent quelque gratitude ; à la condition de n’en être pas dupes, de les prendre pour des expédiens et non pour des dogmes, elles répondaient aux nécessités de la politique. Les historiens, qui savent que tout est précaire dans les œuvres des hommes, admettent l’utilité de ces formes pompeuses, de ces paroles sacramentelles dont la diplomatie masque la fragilité de ses constructions