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passage sur cette terre. Après les sanglots et les extravagances des premiers jours, je trouve à ce pèlerinage coutumier une douceur singulière, et comme un plaisir dont je ne cherche pas à me défendre. J’éprouve là comme une certitude d’avenir et une hallucination de vie future avec les êtres aimés, que je n’avais jusqu’à présent jamais ressentie. En voilà bien assez sur moi, et bien plus que je n’en voulais écrire.

Du dehors, je ne sais que ce que les journaux nous en peuvent apprendre ; et j’essaie, sans y pouvoir réussir, à me désintéresser des sottises et des folies de ce pauvre pays en démence. D’ailleurs, le monde entier semble emporté dans un irrésistible vertige. « Le temps est hors de ses gonds, » dit un personnage de Shakspeare… Sans avoir jamais compris exactement ce que cela veut dire, il me semble que je le sens aujourd’hui, et le mot me fait peur.

De partout, je reçois des lettres de mes amis et des vôtres. Tous nos confrères du Palais courent les champs, les bois, les montagnes et les plages lointaines. Cartier est dans son domaine du Morvan, Du Buit en Bretagne, Barboux à Contrexéville. Bétolaud fourbit ses armes pour la chasse prochaine, Limet pêche des truites dans les torrens du Tyrol. Tous ces bons camarades paraissent heureux… Nous sommes, vous et moi, de pauvres maniaques et nous ne comprenons rien à la vie.

Adieu, mon cher ami, je suis aujourd’hui plus stupide encore que de coutume ; et ma plume trotte toute seule devant moi sans qu’aucune pensée l’accompagne. Il me semble seulement que je vous aime de tout mon cœur, mais je ne sais comment vous le dire. Ecrivez-moi pour ne pas me laisser dans l’inquiétude de vous. Tâchez de mettre un peu d’air dans mon esprit engourdi ; un peu de gaîté dans la lourde tristesse qui m’accable. Parlez-moi de vous, de votre chère femme, si activement intelligente, de vos filles et de vos petits-enfans, de tout ce qui vaut la peine et fait le bonheur de vivre.

Aimez-moi encore un peu. Pour quelques mois ou pour quelques semaines que vous avez à me subir encore, cela ne vous mettra pas beaucoup en dépense. Au revoir, mon bon et cher ami.


EDMOND ROUSSE.