Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 15.djvu/888

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Laroche-Guyon, 15 septembre 1904.

Je reçois votre lettre, mon cher ami ; et je suis navré de m’être laissé devancer encore une fois par votre amitié toujours en éveil. Je suis tellement ahuri, abruti d’idées noires, traversées par des besognes sans cesse renaissantes et toujours inutiles, que je ne sais plus quand je vous ai écrit, si je vous ai écrit, ni ce que j’ai pu vous dire.

Dans ma dernière lettre, j’ai dû vous dire que je n’avais voulu avoir et que je n’ai eu que deux visites : les trois amies D... en deuil de leur mère ; et après elles, tous les B..., père, mère et enfans, qui ont empli de leur bonheur, pendant quatre ou cinq jours, cette maison vide et muette. Eux partis, personne. Je suis retombé, avec un plaisir sauvage, dans ma solitude jalouse. J’avais remis de jour en jour, à ce moment, la tentative loyale que je voulais faire sur ma paresse et sur ma léthargique imbécillité. J’ai essayé d’essayer de travailler. J’avais sous la main une quantité de paperasses apportées il y a deux mois de Paris. Volume par volume, j’ai fait venir, de chez Hachette tout l’ouvrage de Taine sur la Révolution. J’ai lu, j’ai annoté, j’ai compilé, j’ai entassé des centaines de petits bouts de papier noirci des extraits de ce chef-d’œuvre. Et puis je me suis mis à griffonner ; je m’y suis appliqué, je m’y suis acharné, je m’y suis cramponné, écrivant, raturant, répétant vingt fois, cent fois, tout haut et tout bas la même phrase pour m’entrainer et m’exciter à l’éloquence. J’y ai gagné la migraine, la fièvre, de vraies crises de nerfs pendant le jour, la nuit des insomnies cruelles et d’épouvantables cauchemars. Et rien, rien, toujours rien, si ce n’est des lieux communs, et d’effroyables platitudes greffées sur de honteux plagiats. L’impuissance dans ses plus ignominieux efforts. Je comprends h. présent la rage et la férocité des eunuques !... Il y a quelques jours enfin, à bout d’invectives contre moi-même, j’ai ramassé mes papiers, fermé mes livres, sanglé mes dossiers ; je me suis fait monter le panier et les malles dans lesquels j’avais apporté tant d’espérances si honteusement déçues ; et tout ce bagage est prêt à partir avec moi dans deux ou trois jours, — probablement lundi prochain. Aussi bien, je suis décidément trop malheureux ici, et je n’ai plus rien à y faire. A force de patience, d’énergie, après six semaines de démarches, de correspondances, et seulement, comme l’année