Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 15.djvu/886

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous écrire aujourd’hui. Je suis à bout de forces et de nerfs. Je pleure comme un vieil enfant, et je sens bien que je vais vous faire de la peine. Pardonnez-moi ; mais mon cœur déborde d’amertume et d’inconsolable douleur. Voici le reste de mon bulletin. Hier matin, j’ai reçu votre bonne et chère petite lettre. Un quart d’heure avant de la recevoir, à 9 heures, je vous avais envoyé une dépêche vous demandant de penser à nous pendant le service qui allait commencer. Je ne sais pas si mon télégramme vous est arrivé. Ce service a eu lieu à 11 heures. Jamais je n’avais vu notre vieille église plus remplie. Malgré la moisson commencée, presque tous les hommes du village étaient là. Le conseil municipal, les écoles, les religieuses, — paysans, boutiquiers, bourgeois. C’était, vraiment, le renouvellement d’un deuil public. La messe dite, il m’a fallu rester à la porte de l’église, pour donner, de grand cœur, la main à tous ces braves gens qui se souviennent. — Je n’ai pas besoin de vous dire ce qu’a été pour moi cette matinée, — et toute cette journée. Vous en pouvez juger par le désordre de ces lignes que j’ai honte de vous écrire. — J’ai auprès de moi nos amies que vous connaissez, Mme D..., sa fille et sa sœur. Elles viennent de perdre leur mère et grand’mère : nos douleurs ne se gênent pas entre elles, et leur deuil est une harmonie très douce dans cette triste maison où elles ont été si souvent si heureuses.

Hier soir, j’ai coupé tout ce qui restait de fleurs dans notre pauvre petit jardin brûlé par le soleil ; et accompagné de mes pensionnaires, j’ai porté toute cette fauchaison sur cette pierre où j’ai fait graver l’an dernier : Ici reposent les deux Frères

Si je peux m’acclimater à ce pays où je ne croyais pas tant souffrir, j’y resterai jusque vers la fin de septembre. Encore une fois, mon bien cher ami, pardonnez-moi cette lettre stupide. Je vous promets d’être sage maintenant. D’après ce que vous me dites, l’air des eaux vous est profitable, et j’en suis bien, bien content. Vivez, vous qui avez tant de raisons de vivre, et le devoir d’être heureux pour qui vous aime. Ecrivez-moi. Je vais me reprendre ; et vous verrez comme je serai raisonnable.

Je vous embrasse de tout mon cœur un peu fripé, mais oi il y a encore de quoi aimer.


Laroche-Guyon, 21 août 1904.

Merci, mon bien cher ami, pour votre bonne petite lettre,