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Ce que j’ai souffert, ce que j’y souffre encore, je n’ai pas pu et je ne pourrai vous le dire ; mais j’ai trouvé, je trouve dans la liberté complète de souffrir, le seul allégement qui puisse m’aider à porter ma peine. Quand je veux, où je veux, partout où me prend un accès plus violent, un enfantillage plus irrésistible de cris inutiles et de larmes stupides, je peux pleurer, crier, hurler sans pudeur et sans témoins. Vous, mon cher ami, qui, pour votre malheur, avez le cœur fait à peu près comme le mien, vous comprenez, j’en suis sûr, ma faiblesse ou mon courage, et je ne cherche pas à m’en excuser auprès de vous.

J’ajoute, cependant, que ce n’est pas seulement une fantaisie puérile ou sénile qui me fait souhaiter de rester seul encore pendant les quelques jours qui me séparent de vous.

Comme il advient presque toujours autour de ces grands malheurs qui nous accablent, il est venu se planter et se greffer sur mon chagrin toutes sortes de tribulations qui l’ont aigri et envenimé chaque jour davantage.

Croirez-vous, mon bon ami, que, depuis près de trois semaines que je suis ici, il ne m’a pas été possible de faire couvrir d’un abri durable ce pauvre coin de terre où, sous les rafales et les tempêtes de cet affreux automne, toute une petite forêt de brins d’herbes pousse et ondule au vent en pleine liberté, en plein bonheur de vivre !... Il a fallu commander à deux lieues d’ici, dans les carrières de Chérence, la pierre ! Et une fois la pierre posée et scellée, la faire déposer et desceller, et mettre l’huissier en campagne pour forcer le stupide carrier à reprendre sa marchandise !... Ensuite en commander une autre à deux lieues de là, dans un autre chantier où il faudra que j’aille après-demain pour tâcher de m’épargner une autre histoire du même genre !

Et à ces affreuses besognes, ce sont des heures, des journées perdues, et le meilleur de mon chagrin qui se rapetisse et s’émiette en rages inutiles !

Je ne vous dis là qu’un de mes gros ennuis, et je vous épargne les autres. Ce qui devrait me remettre le cœur à sa place, c’est de voir quelles traces profondes, quels souvenirs mon cher grand absent a laissés dans ce pays qu’il aimait tant et où il a fait tant de bien. Vous ai-je dit que ces braves gens ont donné, officiellement, notre nom à notre ruelle, et que nous sommes (je dis toujours nous, hélas !) oui, que nous sommes maintenant logés à notre enseigne ! « Rue des Frères Rousse ! .. »