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y a soixante ans... Et enfin, tout en montant notre étroit escalier : Allons ! bonsoir. — Bonne nuit. — Bonne nuit ! Bonsoir — après quoi je rentre dans ma chambre, je tombe à genoux devant le lit où mon père est mort, — j’écoute dans le corridor, à travers les années, ma mère aveugle, qui monte à tâtons et qui cherche, avec sa petite baguette, la porte de sa chambre. Et ma journée se termine dans des sanglots, ou dans des monologues désespérés où, tout en me déshabillant, je m’en vais répétant tout haut : Lequel de nous deux va s’en aller le premier ? Et sans lui, que deviendrai -je ?... mais sans moi, que deviendra-t-il ?

Allons, c’est trop bête, vraiment, et quelle diable d’idée avez-vous eue de me presser de vous écrire ! Pardonnez-moi, mon ami, ces divagations de vieux gâteux solitaire. Surtout, ne me trahissez pas, et ne communiquez ces chinoiseries sentimentales ni àX... ni à Y... Ils me feraient mettre aux petites-maisons... après expertise...

Depuis un mois que nous sommes ici, nous avons eu seulement deux visites : B... et son fils qui sont arrivés un matin au galop de leurs bicyclettes, et qui sont restés trois jours avec nous. Puis, en même temps qu’eux, R. F... et sa femme, juchés dans leur automobile.

Quelle horrible machine ! quelle invention effroyable, bien digne de notre hideuse fin de siècle, où tout est laid, où tout est dur, où, hommes et choses, tout est en bois et en fer. Quand ils sont partis, — par pure fanfaronnade et pour n’avoir pas l’air d’être trop rétif au progrès, — j’ai eu l’idée stupide de monter avec eux dans leur bête de tapissière, pour les accompagner jusqu’au bout du village. Mais voilà qu’arrivés au bas d’une longue côte, à l’endroit où je voulais descendre, la grosse bête se met à souffler, à renifler, à hennir, à mugir, à beugler, à meugler, à se dandiner sur ses pattes de devant. « Descends, descends ! » criait l’époux éploré à sa femme, pendant qu’il pesait de tout son poids sur le frein, et que le mécanicien, à plat ventre sur la route, cherchait à desserrer les vis, à caler les pistons, à ouvrir les soupapes. Je n’ai eu que le temps d’enlever dans mes bras Mme F...et de la mettre par terre... Alors un vacarme effroyable, une canonnade terrible, une épaisse fumée de pétrole vomie par les naseaux de l’horrible animal, qui continuait à tousser, à râler, à hurler, comme le monstre du récit de Théramène... « La terre s’en émeut, l’air en est infecté ! »