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et la torpeur sénile font des progrès plus odieux et plus rapides ? C’est à présent une paresse chronique et une ankylose intellectuelle que le temps a rendues tout à fait inguérissables. Si du moins je ne sentais pas mon mal, et si je subissais, sans en souffrir, cette irrémédiable déchéance ! Mais, dans cette léthargie profonde, il me prend parfois des réveils soudains, des regrets amers, des remords vengeurs, avec des révoltes de cœur et des sursauts d’intelligence qui aboutissent à de honteux avortemens, à des tentatives impuissantes de penser et d’agir... Jamais je n’ai eu dans la tête plus de semblans d’idées, plus de travaux en herbe, plus de projets en germe, de plus beaux discours qui n’auront jamais d’auditeurs, de plus beaux livres dont je n’écrirai jamais une ligne... Je me lève plein de courage et d’entrain, je m’assieds à ma table, je coupe avec soin une belle feuille de papier blanc sur laquelle je laisse tomber ma plume triomphante. Et puis tout à coup je m’arrête ; je cherche l’idée qui a disparu, le mot qui m’échappe, le sujet qui a fui... Cette grande page blanche m’épouvante ; et quand je songe qu’il faudra la remplir, avec beaucoup d’autres, il me prend un découragement invincible, une insurmontable lâcheté. Et voilà encore une journée perdue dans cette fin de vie qui ne doit plus compter que des heures !... Laissons cela, mon ami ; aussi bien ne suis-je pas, peut-être, aussi coupable ni aussi lâche que je le crois. Mes heures, mes journées, ma vie ne sont plus à moi seul depuis quelque temps. Je les dois et je les donne de bien grand cœur au pauvre cher compagnon qui, à tout instant, a besoin de moi, de mes yeux, de ma voix, de mon bras et de mon aide fraternelle. Le matin, ce sont des comptes à faire, des gens du pays à recevoir. Ensuite la lecture des journaux, des articles de revues, quelques pages d’un vieux livre dont on veut connaître la fin... Et puis la promenade, la promenade pas à pas, sur ces routes et dans ces bois où autrefois nous faisions si allègrement des courses si folles. Puis encore le tour du village, la causerie de porte en porto avec ces braves gens qui nous connaissent depuis leur enfance... Pendant le diner nos entretiens intimes, nos flâneries dans le passé, le commentaire des lettres reçues ou écrites dans la journée ; le soir, de longues lectures encore, la partie de dominos avec ses surprises toujours nouvelles, ses plaisanteries immuables, accompagnées du chantonnement machinal de quelques réminiscences musicales d’il