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vous me parlez avec une juste admiration, et de nous demander comment nous supporterions une pareille infortune.

Ce qui est lamentable pour vous comme pour moi, comme pour tous les Français qui ont gardé le souvenir de ce qu’a été la France, c’est le spectacle qu’elle donne au monde aujourd’hui. Mon frère et moi, nous en avons la honte au front, la rage au cœur, — et quelquefois les larmes aux yeux. — Cet exécrable procès va se terminer enfin ! Mais pour renaître sans doute sous quelque autre forme, et en laissant dans les esprits un désordre inexprimable, dans les cœurs des haines furieuses, la discorde et l’anarchie dans ce pays qui, de ses propres mains, se déchire et s’anéantit. Et ce complot ! Et ce nouveau procès qui va commencer !... Et cette douzaine de reporters, de camelots et d’aboyeurs de journaux qui, depuis trois semaines, tient en échec le gouvernement tout entier !... Heureusement, — pour eux ! — il y a des gens qui portent allègrement ces ignominies.

Je suis allé, il y a huit ou dix jours, assister aux obsèques de notre doyen, le bon Cliquet. Me voilà maintenant le deuxième sur le tableau ! Et le sous-doyen d’âge de l’Académie ! ! tout de suite après Legouvé ! ! ! — Pensez à cela dans vos humeurs noires, jeune homme mélancolique, heureux et imberbe Hamlet !

Voilà une chienne de lettre, mon ami, où, depuis tantôt huit pages, ma plume court devant moi sans vous avoir rien dit de ce que je voulais, de ce qu’il aurait fallu vous dire. En résumé, nous nous portons bien.

Il fait (sauf quelques orages) un temps magnifique. Nous sommes seuls avec Doua Heude. Nous attendons, dans quelques jours, Bellet avec femme et enfans ; — ensuite, les Cazabonne et les Wolff ; — puis toute la dynastie féminine des Ducamp. Des douairières, des veuves, des jeunes filles adultes. Enfin tout un harem inutile dont nous sommes les respectables gardiens. Ce matin nous avons eu la visite de notre bonne voisine, Mme Duverdy. Tout le voisinage nous bombarde de gibier. Nous avons dix perdreaux dans le garde-manger de notre bicoque.

Voilà mes nouvelles. J’aurais dû vous les donner tout de suite, et borner là mon discours. Au revoir, mon ami. Secouez-vous. Amusez-vous, sachez être heureux. Écrivez, je ne cesserai pas de vous le dire. En attendant, priez Mme Carraby d’agréer mes bien respectueux et affectueux souvenirs. Rappelez mon nom à Mme de Chabannes, du plus loin qu’elle s’en puisse souvenir.