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périlleuse….. mais, au bout de quelques jours, je me suis senti ou je me suis cru si malade, j’ai été envahi par de si sombres pressentimens, par de si folles terreurs, qu’après mille incertitudes, après des journées entières d’angoisses et des nuits entières d’insomnie, après avoir donné et repris deux fois ma parole, j’ai fini par renoncer décidément à cette entreprise, donnant à mes confrères, avec un spectacle ridicule, l’embarras d’un autre choix. Et maintenant, cette grande occasion manquée, cet affront subi, je n’ai pas même le profit de ma lâcheté. Je me ronge, je me consume en reproches, en regrets superflus, et je perds à me lamenter tout le temps que j’aurais pu employer à une besogne qui m’aurait fait peut-être quelque honneur. Ne me dites pas que je suis dans un moment de crise, et que cette mauvaise veine cessera. Je suis bien décidément au bout de mon intelligence et de mes forces ; — et d’ailleurs, n’est-il pas bien temps de céder à d’autres la place de travailler et de vivre ?

En parlant de ces autres, qui nous doivent compte de leur talent et de leur travail, je pensais à vous, mon cher ami, à vous qui avez résolu de ne plus rien faire, si ce n’est vous tourmenter en silence, et promener à l’écart des humains, votre « sauvagerie » moqueuse et taciturne. A ce compte, nous sommes donc tous les deux des démissionnaires de la vie. Mais moi, j’ai une excuse que vous n’avez pas. Si j’ai quitté les affaires, c’est que je ne pouvais plus plaider. Si je renonce même aux improvisations académiques, c’est que je ne peux plus écrire. « Les ans en sont la cause !... » Mais vous, vous n’en êtes pas là. Vous pouvez, à votre gré, parler et écrire. Ecrire ou parler. Vous ferez également bien l’un et l’autre. Assez récemment encore, vous avez montré que votre plume est plus alerte, plus jeune que jamais ; et puisque vous vantez votre santé, qui paraît, en effet, à l’épreuve du froid, du chaud et de la fatigue, vous êtes impardonnable de ne rien faire.

Si vous ne me croyez pas, causez-en avec votre ami Fabrice Carré, qui vous donne, à vous comme à moi, un si admirable exemple de courage, d’endurance à la vie, d’activité d’esprit et de cœur. Parlez-en à notre ami d’Avenel qui, lui aussi, sous le coup de son effroyable malheur, trouve la force de travailler, d’écrire ces livres de si merveilleuse érudition, de style si facile, si ingénieux et si libre. Montrez-leur quelques pages de votre façon, et demandez-leur ce qu’ils en pensent. Cela vaudra