Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 15.djvu/867

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Laroche-Guyon, 31 août 1898.

Mon bien cher ami,

Je ne sais plus du tout où ni quand je vous ai écrit. Mais ce que je sais bien, c’est qu’il y a très longtemps que je ne vous ai vu, très longtemps que je n’avais eu de vos nouvelles, et que votre charmante lettre m’a fait le plus grand plaisir. Vous voulez savoir ce que deviennent nos vieilles personnes. Où les avez-vous laissées ? Aidez-moi donc ! ma pauvre vieille caboche octogénaire est comme le grenier mal rangé d’une masure en ruine, où tout se brouille et s’embrouille dans un inextricable désordre. Si je pouvais seulement retrouver une date, et au milieu de ces toiles d’araignée qui se croisent dans ma tête vide, si je pouvais saisir et tenir le fil ! Voyons... Je lis dans mon agenda que, le 25 juillet, nous sommes revenus à Paris, mon frère et moi. Vous veniez, si je ne me trompe, de partir pour Dinard, et nous avons trouvé à notre boulevard votre carte de visite... Hélas ! nous ne sommes plus comme vous, mon jeune ami, « qui ne souffrez ni du froid ni du chaud, » pour qui l’été n’a pas de feux, pour qui l’hiver n’a pas de glaces. Pour la première fois, nous étions vaincus par le soleil, notre ami toujours bienvenu d’autrefois ; et nous venions chercher à Paris, dans notre soupente impénétrable, un refuge contre ses ardeurs.

A peine de retour à Paris, j’ai été pris d’idées sombres et d’humeurs noires, — si noires et si sombres qu’il les a fallu traiter comme une maladie véritable, et que c’était, en effet, une véritable et cruelle souffrance. Un accident de santé, brutal et douloureux, a compliqué cette situation piteuse. Un très vif chagrin, que les sages appelleraient peut-être plus simplement une contrariété, a mis le comble à ma détresse. Jugez-en, vous qui, vous l’avouez, êtes aussi « une sensitive. » Mes confrères de l’Académie ayant besoin d’un orateur et d’un discours pour une solennité prochaine, m’avaient fait le très grand honneur de me désigner pour parler en leur nom. C’était pour moi une bonne fortune singulière : la dernière occasion qui m’eût été donnée de dire publiquement ce que, sur certaines choses et sur certains hommes, j’avais dans l’esprit et dans le cœur ; faut-il vous le confesser aussi ? la dernière joie du vieux cabotin qui reparaît encore une fois sur les planches avant de quitter la scène pour toujours. J’avais accepté avec bonheur cette aventure