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Grâce à Dieu, sa santé s’est de jour en jour raffermie, pas assez cependant pour que nous pussions songer à quitter notre gîte. Cet infatigable marcheur, ce voyageur intrépide est devenu le plus sédentaire des hommes et le plus casanier.

Ce changement de goûts et d’habitudes n’est pas ce qui me préoccupe le moins. Des voyages et des courses d’autrefois, mon vieux frère a conservé un souvenir très vif et comme une nostalgie passionnée qui lui rend plus lourdes encore et plus pénibles les heures inertes d’aujourd’hui. Il est triste, inquiet, défiant de lui-même. Ici, dans ce pays qu’il connaît depuis si longtemps et qu’il aime, dont tous les sentiers lui sont familiers, il fait, à chaque pas, de tristes retours sur le passé, des comparaisons douloureuses entre les grandes enjambées d’autrefois et les piétinemens timides d’aujourd’hui.

« L’année dernière, j’allais jusque-là sans fatigue. Et cette année, c’est à peine si je peux faire la moitié de la route sans effort ! » Et devant cette nature qui toujours reste la même, à cette mesure immuable, nous pouvons mesurer la décroissance de nos forces et les progrès chaque jour plus rapides de notre déclin. Heureusement, mon brave frère a conservé tout entiers le goût et le besoin du travail, sans que les forces lui manquent pour les satisfaire.

Quel malheur que les hasards, les nécessités et les épreuves de la vie aient détourné cette intelligence robuste et patiente, cet esprit pénétrant et sagace, des études où tant de rares qualités auraient trouvé si naturellement leur emploi. Quel malheur aussi, et vraiment quelle pitié, qu’entre deux frères, dont l’un a eu toutes les vertus, tous les mérites et tous les courages, — dont l’autre a eu toutes les faiblesses et toutes les lâchetés, à peine rachetées par quelques qualités futiles et faciles, par quelques efforts payés mille fois au delà de leur prix, — la Fortune ait fait un si étrange partage du succès, du bonheur et des honneurs de ce monde ! Rien à celui qui les méritait tous. Tous à celui qui n’a jamais rien fait pour les mériter. Ceci n’est pas une boutade ni une bravade de fausse modestie, vous le savez bien, mon ami, et ce que je vous dis là, du fond du cœur aussi, vous le pensez comme moi. Parlons d’autre chose.

Je suis très heureux que ma lettre à Mme Carraby vous ait fait plaisir. Je serais plus heureux encore, — et très fier, par surcroît, — si mes conseils et mes prières pouvaient triompher