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ainsi cette mère, frappée de la plus cruelle, de la plus terrible infirmité, souriante entre ses deux fils ! L’amitié qui unissait M. Edmond Rousse à M. Carraby était vive. Si différente que fût leur éloquence, — celle de M. Rousse, sobre, à grandes lignes, à vastes horizons, et comparable à un beau parc planté à la française, et celle de M. Carraby d’une variété et d’une souplesse donnant l’idée d’un jardin anglais d’une parfaite élégance, — ces deux avocats avaient la même manière de comprendre leur noble profession. Ils n’acceptaient de plaider que les causes justes. Ils n’étaient dupes ni des apparences, ni des renommées de façade. Ils avaient le culte des grandes figures qui leur inspiraient un égal respect et ils éprouvaient une sympathie semblable pour les esprits et les cœurs ouverts dont l’hospitalité leur était douce comme un refuge.

Leur correspondance avait le prix que donne un confiant échange de pensées et de sentimens dans une franchise absolue. Impressions de l’heure, du moment, les unes gaies, les autres mélancoliques, confidences, conseils, anecdotes, tout se succédait entre les deux amis. L’écriture fine et délicate de M. Edmond Rousse témoignait d’une parfaite maîtrise de soi, mais on devinait, çà et là, les rapides éclairs de son regard bleu aux nuances changeantes, ou le plissement ironique, parfois imperceptible, de ses lèvres serrées, ou encore, à tel endroit d’abandon, un cordial sourire. A la fin de sa vie, la tristesse dominait.

Ces lettres, — que Mme Carraby a retirées du tiroir où M. Carraby les avait conservées avec une piété amicale et qu’elle offre aujourd’hui à la Revue, en sachant que M. Edmond Rousse ne se serait pas opposé à leur publication, projetée par M. Carraby, — compléteront la physionomie du célèbre bâtonnier. Et entre les lignes réapparaîtra le visage de son correspondant, ce beau visage frappé comme une médaille antique et au regard plein de lumière.


RENÉ VALLERY-RADOT.