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suite de l’armée, afin de tirer des fidèles de fortes rançons pour le rachat de leurs pasteurs. On les obligeait à porter les bagages, avec les chameaux et les mulets, et, quand ils défaillaient, on les piquait de la pointe des lances. Beaucoup s’abattaient au bord de la route, pour ne plus se relever. Mais il est certain aussi que le fanatisme ajoutait encore à la cruauté et à la cupidité des Vandales. Ces ariens en voulaient particulièrement aux catholiques, qui, d’ailleurs, représentaient pour eux la religion et la domination romaines. C’est pourquoi ils s’attaquaient surtout aux basiliques, aux couvens, aux hospices, à tous les biens d’Église. Partout, le culte public était suspendu.

Le récit de ces atrocités précédait, dans Hippone, l’arrivée des Barbares. On aurait dû s’y attendre et se préparer à les recevoir avec une morne résignation. Depuis un siècle, l’Afrique ne connaissait plus la tranquillité. Après les insurrections de Firmus et de Gildon, on venait de subir les ravages des Nomades du Sud et des montagnards berbères. Et le temps n’était pas si loin, où les circoncellions vous obligeaient à être perpétuellement sur le qui-vive. Mais, cette fois, tout le monde sentait que la grande débâcle était proche. On s’affolait à la nouvelle qu’une ville ou un château fort avait été emporté par les Vandales, que telle ferme ou telle villa du voisinage était en flammes.

Au milieu de la consternation générale, Augustin s’efforçait de garder son sang-froid. Lui, il voyait plus loin que les désastres matériels, et, à chaque nouvelle rumeur de massacre ou d’incendie, il avait coutume de répéter à ses clercs et à ses ouailles la parole du Sage :

— « Est-ce une si grande affaire pour un grand cœur que de voir tomber des pierres et des poutres, et mourir des hommes mortels ?... »

On l’accusait d’être insensible. On ne le comprenait pas. Alors que tout son entourage s’affligeait des maux présens, il en déplorait déjà les conséquences, et cette clairvoyance était plus douloureuse pour lui que le ressentiment des horreurs quotidiennes commises par les Barbares. Son disciple Possidius, l’évêque de Guelma, qui était près de lui, en ces tristes momens, lui appliquait naïvement le mot de l’Ecclésiaste : « Plus on a de science, plus on a de peine. » Augustin souffrait, en effet, plus que les autres, parce qu’il réfléchissait davantage sur la catastrophe. Il devinait bien que l’Afrique allait être perdue