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une sorte d’ivresse : à son gré, il n’y avait jamais assez de bêtes égorgées ou abattues. Rien n’apaisait sa fureur de carnage sacré. Les païens eux-mêmes se moquaient de cette manie sacrifiante. Pendant les trois années que dura son règne, les autels ruisselèrent de sang. Les bœufs, par centaines, s’abattaient sur les pavés des temples, et les tueurs égorgeaient tellement de moutons et de menu bétail qu’on renonçait à les compter. Des milliers d’oiseaux blancs, pigeons ou mouettes, furent détruits, au jour le jour, par la piété du prince. On l’appelait le Victimaire, et, quand il partit pour son expédition contre les Perses, on remit en circulation une épigramme composée autrefois contre Marc-Aurèle (l’empereur philosophe !) pareillement prodigue d’hécatombes : A Marcus César, les bœufs blancs ! C’en est fait de nous, si tu reviens vainqueur. On prédisait que Julien, à son retour, allait dépeupler les étables et les pâturages.

La populace, qui prélevait sa large part dans ces tueries, encourageait naturellement de tels excès de dévotion. A Rome, sous Caligula, on immola en trois mois plus de 160 000 victimes, près de 2 000 par jour. Et ces massacres s’accomplissaient sur le parvis des temples, en pleine ville, sur les forums, sur des places étroites, encombrées d’édicules et de statues. Qu’on se représente la scène, en été, entre des murs chauffés à blanc, au milieu des odeurs et des mouches. Les spectateurs et les victimes se coudoyaient, pressés les uns contre les autres, dans ces espaces restreints. Un jour, Caligula, assistant à un sacrifice, fut éclaboussé par le sang d’un phénicoptère à qui l’on coupait le cou. Mais l’auguste César n’était pas si délicat : lui-même opérait, dans ces cérémonies, armé du maillet et revêtu de la courte blouse des tueurs. L’ignominie de tout cela révoltait les chrétiens et quiconque avait les nerfs un peu sensibles. La boue sanglante où l’on pataugeait, le grésillement des graisses, les fades effluves des chairs, c’était un écœurement. Tertullien se bouchait le nez devant « les bûchers puans, » où rôtissaient les victimes. Et saint Ambroise se plaignait de ce que, dans la Curie romaine, les sénateurs chrétiens fussent obligés de respirer la fumée et de recevoir en pleine figure les cendres de l’autel élevé devant la statue de la Victoire.

Les manipulations de l’haruspicine représentaient, aux yeux des chrétiens, une abomination pire. Dissection des viscères,