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illustres et ne les relâchait qu’après leur avoir extorqué une forte rançon. Celles qui ne pouvaient pas payer, il les vendait à des marchands d’esclaves, des Grecs ou des Syriens, qui pourvoyaient de chair humaine les harems orientaux. Quand l’exemple partait de si haut, les subordonnés se disaient sans doute qu’ils auraient eu bien tort de garder la moindre pudeur. D’un bout à l’autre de la province, chacun s’évertuait à tirer le plus possible des malheureux fugitifs. A Hippone, les propres paroissiens d’Augustin entreprirent d’arracher une donation à un de ces fastueux Anicii, dont les propriétés lassaient le vol d’un milan, — à Pinien, l’époux de sainte Mélanie la Jeune. Ils voulurent le faire ordonner prêtre malgré lui, ce qui, comme on sait, équivalait à l’abandon de ses biens en faveur de la communauté catholique. Augustin, qui s’y opposait, dut capituler devant la foule. Ce fut presque une émeute dans la basilique.

Telles étaient les répercussions lointaines de la prise de Rome par Alaric. Carthaginois et Numides volaient les Romains comme de simples Barbares.

Or, comment se fait-il que ce monstrueux pillage ait pris, aux yeux des contemporains, les proportions d’une catastrophe mondiale ? Car enfin rien n’était absolument perdu. L’Empire restait toujours debout. Après le départ d’Alaric, les Romains étaient rentrés dans leur ville et ils s’occupaient à en relever les ruines. Bientôt, la populace en vint à crier bien haut que, si on lui rendait les jeux du cirque et de l’amphithéâtre, elle considérerait le passage des Goths comme un mauvais rêve.

Il n’en est pas moins certain que cet événement sensationnel avait causé une véritable stupeur dans tout le monde méditerranéen. Les imaginations étaient frappées. L’idée que Rome ne pouvait être prise, qu’elle était intangible et presque sacrée dominait tellement les esprits qu’on se refusait à admettre la sinistre nouvelle. On ne réfléchissait pas que le sac de la Ville par les Barbares aurait dû être prévu depuis longtemps, que Rome, démunie de garnison, abandonnée par l’armée impériale, devait attirer fatalement la cupidité des Goths, que le pillage enfin d’une place sans défense, déjà affaiblie par la famine, n’était pas une prouesse bien glorieuse, bien difficile, ni bien extraordinaire. On ne considérait que le fait brutal : la Ville Éternelle avait été prise et incendiée par des mercenaires.