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le peuple. Alors, ce fut une tempête d’acclamations. Rome ne savait comment manifester son bonheur d’avoir enfin reconquis son maître.

A la veille des pires catastrophes, elle eut cette suprême journée de gloire, d’orgueil éperdu et de foi invincible dans ses destinées. L’ivresse publique encourageait les plus folles espérances. Le poète Claudien, qui était du voyage, se faisait l’interprète éloquent de ces dangereuses illusions : « Relève-toi, disait-il à Rome, relève-toi, je t’en supplie, Reine vénérable. Aie confiance dans la faveur des Dieux. O ville, rejette les craintes misérables de la vieillesse, toi qui es immortelle comme les cieux !... »

Pourtant, le péril barbare menaçait toujours. La victoire, d’ailleurs indécise, de Pollentia n’avait rien terminé. Alaric était en fuite dans les Alpes, mais il guettait les circonstances favorables pour redescendre en Italie et arracher à la cour de Ravenne des concessions d’argent et de dignités. Appuyé sur son armée d’aventuriers et de mercenaires, comme lui à la solde de l’Empire, il pratiquait auprès d’Honorius une sorte de chantage perpétuel. Si le gouvernement impérial refusait de lui payer les sommes qu’on lui devait, assurait-il, pour l’entretien de ses troupes, il se paierait lui-même par la force. Rome, où s’accumulaient, depuis tant de siècles, des richesses fabuleuses, était, pour lui et les siens, une proie toute désignée. Depuis longtemps, il la convoitait, et, pour s’encourager à ce hardi coup de main, comme pour y entraîner ses soldats, il prétendait que le Ciel lui avait donné mission de châtier et de détruire la nouvelle Babylone. Dans ses forêts de Pannonie, il aurait entendu des voix mystérieuses, qui lui disaient : « Va, et tu détruiras la Ville ! »

Ce chef de bandes n’avait rien d’un conquérant. Il comprenait qu’il n’était nullement taillé pour revêtir la pourpre : lui-même sentait son infériorité irrémédiable de Barbare. Mais il sentait aussi qu’il n’était pas né davantage pour obéir. S’il sollicitait le titre de maître de la milice et s’il s’obstinait à offrir ses services à l’Empire, c’était afin de le dominer plus sûrement. Repoussé, dédaigné par la Cour, il essayait de se grandir à ses propres yeux comme à ceux du vulgaire, en se donnant des allures de justicier, d’homme fatal, qui marche en aveugle à un but terrible désigné par la colère divine. Souvent, il lui