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en rompant l’unité de sa direction, parce qu’il lui a plu de supposer calomnieusement que les ordres qu’il recevrait seraient ceux d’un fourbe ! Un général qui aurait commis une telle énormité eût mérité d’être passé par les armes.

Quoi qu’il en soit, Ladmirault se considère comme ne dépendant que de lui-même, libre de ses déterminations, et commandant réel de l’aile droite de l’armée : il assume donc la responsabilité entière de ce qui va se passer[1], et il agit en effet comme un commandant en chef isolé. D’un pas appesanti, il marche vers Bruville et il envoie une reconnaissance de cavalerie à Mars-la-Tour. De Bruville, il se rend compte qu’une action vive est engagée dans les bois de Tronville. Ayant renoncé, à la suite de la charge Bredow, à l’attaque contre Vionville, Canrobert avait dirigé ses divisions sur ces bois qu’occupaient depuis une heure et demie deux bataillons brandebourgeois et la demi-brigade d’infanterie Lehmann. Il n’avait pas réussi à les en expulser et Lehmann tenait ferme. L’accalmie, qui s’était faite à gauche vers Vionville et Rezonville, ne s’était pas étendue jusque-là ; autour des bois de Tronville, on bataillait, les uns pour y entrer, les autres pour n’en pas sortir. A Mars-la-Tour, au contraire, il n’y a personne, rapporte la reconnaissance de cavalerie. Cette exploration préalable terminée, Ladmirault va aux renseignemens, vers Le Bœuf. Le Bœuf lui explique que Bazaine attend de lui qu’il tourne la gauche allemande, prenne à revers la droite et rejette vers la Moselle toutes les deux. Coup sur coup, le capitaine Hue, au nom de Bourbaki, et le commandant Roussel, au nom de Canrobert[2], confirment le dire de Le Bœuf. Ladmirault avait dans le coup d’œil de la justesse et connaissait son métier ; il ne put qu’approuver. Cependant, quoiqu’il eût dans la main l’excellente division Grenier, neuf batteries, la division de cavalerie Legrand, deux régimens de cavalerie de la Garde et un de chasseurs d’Afrique du général Du Barail, et que Le Bœuf et Canrobert fussent prêts à l’appuyer au premier appel, il hésite. Il craint de n’avoir pas encore assez de monde : Lorencez est encore perdu dans les bois de la rive gauche de la Moselle, Cissey se fait attendre. Il se décide cependant devant l’évidence

  1. C’est l’opinion exprimée par le général Zurlinden.
  2. Le commandant Koussel avait été envoyé par Canrobert à Le Bœuf. N’ayant pas trouvé Le Bœuf, c’est à Ladmirault même qu’il s’adressa