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mépris pour les uns ou les autres ? Ici, nous apercevons cette fausse idée de l’impartialité contre laquelle j’ai dit que protestait l’œuvre tout entière de M. Frédéric Masson.

Les faits présentés sans feintise, la vérité clairement offerte, quelle est cette affectation d’impassibilité ou de glaciale indifférence à laquelle la « méthode » condamnerait l’historien ? Vous prétendez que son exaltation l’éloigne de l’exacte vérité : c’est, en somme, lui accorder peu de discernement. Puis une affectation, — fût-ce l’affectation de l’indifférence et de l’impassibilité, — vaut-elle mieux, à l’homme de qui vous exigez d’abord la sincérité la plus franche ?…

Ni exaltation ni affectation ?… Mais alors vous supposez un historien de néant. Cet historien n’existe pas — cet historien qui aurait devant lui l’Empereur et qui ne frémirait pas ; — s’il existait, son œuvre ne serait pas de l’histoire, l’histoire étant (je le répète) le contact du passé et de nous.


L’historien, dans son œuvre où il est tout entier, représente l’un des élémens de ce contact ; il est nous. S’il a eu soin, comme l’auteur des Études napoléoniennes, de déclarer loyalement ses opinions, il reste au lecteur d’adopter ses opinions et de juger à leur mesure les événemens, ou bien d’avoir une autre doctrine et d’aboutir à d’autres conclusions. Mais, abolir la personnalité de l’historien, ce serait supprimer l’histoire ; et contraindre la personnalité de l’historien, ce serait pour autant gêner l’histoire.

Il y a, dans l’œuvre de M. Frédéric Masson, tous les motifs à invoquer en faveur d’une histoire où intervient effectivement la personnalité de l’historien. Tout à l’heure, quand il a prêté, un peu comme Gaston Paris, serment de véracité parfaite, il a promis de ne cacher ni un fait, ni une pensée, ni une impression, disait-il. Une pensée, une impression : cela est de l’homme lui-même.

Avait-il raison d’aller jusque-là ? Oui, à mon gré.

Les faits, une enquête nous les donne. Plutôt, l’enquête la plus méticuleuse et vaste nous donne un certain nombre de faits ; elle nous donne beaucoup de faits : elle ne nous les donne pas tous. Elle laisse, entre les faits qu’elle a su attraper, des vides. Ce qu’elle donne de meilleur et de plus complet, je le compare à une page de belle écriture, mais effacée par endroits ou déchirée. Nous avons à lire cette page, inintelligible si l’on se contente d’en copier les passages évidens. Donc, il en faut combler les lacunes. C’est, dans l’histoire, le rôle indispensable de la conjecture.