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se décoller de leur paroi, prendre du relief et de la vie, arriver à la ronde-bosse, à l’existence indépendante. On distinguerait, selon les races, les physionomies diverses de chaque dieu, la sérénité infinie que prête aux siens la sculpture chinoise des beaux siècles et, sur ceux du Cambodge, ce fugitif sourire, à peine perceptible, d’ironie, de désenchantement, de démission et de faiblesse, cet « A quoi bon ? » d’une race usée, vouée à disparaître, et dont le scepticisme railleur et douloureux glace notre Loti dans les ruines d’Angkor.

Ce serait le sujet d’une autre étude. Je ne voulais ici qu’appeler l’attention sur un fait important, trop peu connu encore. Longtemps, nous n’avons vu dans l’art de l’Extrême-Orient que le côté exotique, amusant, grimaçant, le côté « potiche » ou « bibelot. » C’est la manière du XVIIIe siècle, qui se divertissait à peindre des Chinois sous la forme de magots et de poussahs de paravent. Qu’avions-nous de commun avec ces personnages falots ? Une connaissance plus éclairée et de meilleures méthodes nous font voir notre erreur. Déjà la philologie avait montré dans toutes les langues indo-européennes des rameaux d’une famille unique. La vue des monumens de l’art donne une image plus sensible et plus touchante de ces rapports. Découvrir, jusque dans les Bouddhas de ce lointain Japon, des variations sur un thème classique, quel agrandissement ! C’est retrouver les titres d’une moitié de l’Univers, c’est faire rentrer dans le plan de l’histoire générale toute une portion, restée jusqu’à nous excentrique, de la civilisation et de l’humanité.

Comme on voudrait les connaître ces Grecs, ces Yavanas dont on vient de voir l’œuvre immense ! Au fait, sommes-nous sûrs qu’ils étaient mécréans ? L’un d’eux ne fut-il pas un jour touché par un rayon de la religion de la tendresse humaine ? Est-ce que leur roi Ménandre n’était pas tout au moins un ami du dehors, peut-être un converti ? Leurs œuvres ne respirent-elles pas une conviction sincère ? Mais je veux terminer par une dernière remarque. C’est que cette école alexandrine, qu’on présente souvent comme une école de décadence, a été au contraire prodigieusement féconde. Il en est d’elle un peu comme de l’Italie baroque, de cet art bolonais, longtemps disqualifié, et auquel nous devons toutes les formules modernes. Si l’on songe que les premiers Bouddhas sont les contemporains des premiers