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mal d’hommes de sa taille, et il n’aurait pu devenir ministre qu’avec Louis XVIII vers 1818 ou 1820, et, à cette époque, il aurait eu soixante-dix-ans. C’était un peu tard. On peut donc dire qu’à la date où Mirabeau mourut, sa carrière était si. près d’être finie qu’en vérité elle l’était.

Inversement, s’il avait été prêt d’autre sorte qu’intellectuellement en 1788, s’il avait été moralement ministrable en 1787 ou 1788, s’il avait, à la place de Necker ou de Montmorin, présidé comme chef de gouvernement à la Révolution naissante, s’il avait été appelé à la diriger, à la contenir, à la guider, à l’éclairer avec la netteté de ses vues et la décision de son geste, il est possible, il est presque probable que ce grand mouvement, très nécessaire, eût pris un tout autre cours, et meilleur, et que son seul produit net, l’Empire (qu’il a prévu), n’aurait jamais existé.

Quittons l’uchronie. Que reste-t-il de Mirabeau ? Ses écrits, tout pleins d’idées, presque toutes justes, toutes intéressantes et curieuses, malheureusement d’un mauvais style ; ses discours, d’un style meilleur, quoique surchargé encore et trop feuillu, mais presque toujours d’un mouvement magnifique, d’une largeur de fleuve et d’une course de torrent ; ses vues sur le nouveau régime, qui ne s’appliquent précisément qu’à une monarchie constitutionnelle, mais dont il y a à tirer profit indirectement pour tout gouvernement représentatif : immense danger pour les libertés individuelles et pour les droits du peuple d’une Assemblée qui assume tous les pouvoirs, qui « envahit tout, » qui se fait législative et exécutive et qui forme, elle et sa clientela, une aristocratie plus égoïste et plus oppressive, une aristocratie de curée, plus féroce que toutes les aristocraties et que toutes les royautés ; nécessité, pour la contenir, d’une presse libre qui la surveille et qui la dénonce et d’un partage de sa souveraineté même législative avec le chef de l’État, qu’il soit roi constitutionnel ou président de République, ce qui est exactement la même chose ; nécessité de mœurs publiques qui soient telles, s’il est possible, que jamais le peuple ne se croie libre pour avoir délégué sa souveraineté à des délégués qui l’oppriment.

Il y a peut-être de bonnes choses dans ce que Mirabeau a laissé derrière lui après son court et tumultueux passage à travers le monde.


EMILE FAGUET.