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Moralement, il s’y prépara d’une façon désastreuse ; intellectuellement, il s’y prépara à merveille. Il s’enquit d’histoire et l’on voit très bien que l’Essai sur les mœurs l’a conduit à un contact direct et immédiat avec l’antiquité, à des lectures méditées de Thucydide, de Tite Live et de Polybe dont il a tiré grand profit ; il sait (peut-être moins bien) l’histoire d’Angleterre et il a fortement étudié la Constitution anglaise ; il a suivi de très près la Révolution dont les États-Unis d’Amérique sont sortis ; sa mission secrète en Prusse, encore (on le lui a assez reproché) qu’elle n’ait rien de reluisant, lui a appris l’Europe, que ses contemporains français connaissent si peu, et les méthodes et les traditions diplomatiques.

Très peu versé, je crois, dans la littérature du XVIIe siècle, dont je reconnais qu’il n’a que faire, il a pratiqué Buffon, qu’il admire avec enthousiasme et qui peut tout au moins apprendre aux hommes politiques que, comme les révolutions de la nature, les révolutions de l’espèce humaine ne se font pas en un jour et ont besoin du temps comme principal ouvrier ; il a pratiqué Montesquieu avec lequel il n’est presque jamais d’accord, mais qui, au moins, lui a donné ou a confirmé en lui l’idée d’une constitution « analogue à celle d’Angleterre, » et qui, surtout, lui a donné l’exemple de la méditation concrète, pratique et j’allais dire pragmatique sur les choses politiques ; il a pratiqué Rousseau, qu’il adore ; mais, remarquez bien que ce qu’il en admire, ce n’est pas le Contrat social, qu’il me semble qu’il ne nomme jamais, mais l’Émile, c’est-à-dire le livre de l’éducation naturelle et de la profession de foi du vicaire savoyard ; il a pratiqué Voltaire, peut-être trop, car il fut toujours irréligieux et toujours royaliste un peu plus que je ne souhaiterais qu’il fût ; mais surtout le Voltaire de l’Essai sur les mœurs, de l’Histoire des Parlemens, du Siècle de Louis XIV et de la Henriade, que l’on sait qui est un ouvrage excellent comme livre d’histoire..

Et surtout il a vécu, sauf la partie féminine de sa vie, d’une façon souverainement intelligente. Il était, chose curieuse, un orateur qui savait écouter et un orateur qui savait interroger. Il séduisait tout le monde, amis, adversaires, ennemis, gouverneurs de prison, geôliers ; mais ce n’était pas pour séduire qu’il séduisait, encore qu’il y prît plaisir, c’était pour tirer de chacun tout ce qu’il savait, tout ce qu’il pensait, tout ce qu’il sentait et en faire son profit. Je sais quelqu’un à qui l’on disait ;