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mon esprit. » Augustin, qui lui reprochait la rareté des siennes, ripostait, en des phrases que n’eussent point désavouées nos précieuses : « Quoi ! Vous me laissez passer deux étés, — et deux étés d’Afrique, — avec une telle soif ?... Plaise à Dieu que vous admettiez à l’opulent festin de votre livre le long jeûne que vous m’avez fait souffrir de vos écrits, pendant toute une année ! Si ce festin n’est pas encore préparé, je ne cesserai de me plaindre, à moins qu’en attendant, vous ne m’envoyiez quelque chose pour me soutenir... » Un certain Audax, qui sollicitait du grand homme l’honneur d’une lettre particulière, l’appelait « l’oracle de la Loi, » l’assurait que le monde entier le célébrait et l’admirait, et, à bout d’argumens, l’adjurait en vers de « laisser tomber sur lui la rosée de sa divine parole. » Augustin, avec modestie et bénignité, lui renvoie ses complimens, non sans glisser dans sa réponse une petite malice : « Permettez-moi de vous faire remarquer que votre cinquième vers a sept pieds. Votre oreille vous a-t-elle trompé, ou vouliez-vous voir si j’étais encore capable de juger de ces choses ?... » Vraiment, il en est toujours capable, et il n’est pas mécontent qu’on le sache. Un jeune Grec, nommé Dioscore, de passage à Carthage, l’interroge sur la philosophie de Cicéron. Augustin s’indigne qu’on ose déranger un évêque pour de semblables bagatelles. Puis, peu à peu, il se radoucit, et, entraîné par sa vieille passion, il finit par adresser au jeune homme toute une dissertation sur ce beau sujet.

Ce sont là d’innocens travers. A côté de ces lettres trop littéraires, ou érudites, ou profondes, il en est d’autres simplement exquises, comme celle qu’il écrivit à une jeune fille de Carthage, qui s’appelait Sapida. Elle avait brodé une tunique pour son frère. Celui-ci étant mort, elle supplia Augustin de vouloir bien porter cette tunique, en lui disant que ce serait, pour elle, une grande consolation dans sa douleur. Avec bonne grâce, l’évêque y consentit, «. J’accepte ce vêtement, lui dit-il, et, avant de t’écrire, j’ai déjà commencé à le porter... » Puis, doucement, il compatit à sa peine, il l’exhorte à la résignation et à l’espérance :

« Il ne faut pas reprocher aux hommes de pleurer les morts qui leur sont chers... Quand on pense à eux, et que, par la force de l’habitude, on les cherche encore autour de soi, le cœur se déchire et les pleurs coulent, comme le sang de notre cœur déchiré... »