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selon toute probabilité, demeureront toujours une source inépuisable d’hypothèses plus ou moins fantaisistes. Mais n’est-il pas étrange que Dickens lui-même, vivant au milieu de ses nombreux enfans, et entouré d’un cercle d’amis qu’il ne se faisait pas scrupule d’initier aux événemens les plus intimes de son existence privée, n’ait jamais laissé échapper un seul mot qui eût permis ensuite de deviner la conclusion qu’il entendait donner à son roman ? Ce silence à peine croyable, maintenu par lui durant des mois, et résistant à un flot continu d’interrogations qui lui arrivaient de tous côtés, m’est toujours apparu un touchant témoignage de l’importance attachée par lui à son œuvre d’artiste, comme aussi une preuve nouvelle de sa profonde foi dans la « réalité » de ses créations. Évidemment, celles-ci constituaient pour lui, comme pour notre Balzac, un univers particulier, possédant sa vie propre en dehors et au-dessus d’un monde « réel » qu’il ne pouvait s’empêcher de connaître et de se rappeler, — au lieu de l’ignorer, ainsi que faisait volontiers son grand rival français, — mais qu’il n’en estimait pas moins entièrement distinct de l’ample monde idéal de sa fantaisie. Nul moyen de comprendre autrement que, pas une seule fois, il n’ait éprouvé le besoin d’admettre ses enfans, ni personne de ses amis, à la confidence du plan général d’un roman dont on savait cependant qu’il en avait prévu et combiné d’avance jusqu’aux moindres détails.

Cette digression m’a un peu éloigné du livre de Swinburne ; et voici que la place me manque pour signaler encore les pages éloquentes où le poète défend son cher Dickens contre le reproche d’avoir manqué de sympathie à l’égard de la France. Reproche souverainement injuste, à coup sûr, ainsi que j’ai eu l’occasion de le montrer ici même à plus d’une reprise. « Il n’y a pas dans toute l’œuvre de Dickens, — écrit justement Swinburne, — de personnages que nous sentions peints avec autant de tendre et fervente affection que le bon Caporal et la petite Bébelle. Victor Hugo, dans sa toute-puissance, n’aurait pas pu nous offrir une plus parfaite image des deux figures d’un héros et d’un enfant ; mais combien il me plairait de penser que, les ayant conçues, il nous les eût données comme les figures d’un héros anglais et d’un enfant anglais ! »


T. DE WYZEWA.