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Le véritable chef-d’œuvre de Dickens, c’est assurément ce Martin Chuzzlewit, qui contient, à lui seul, un monde entier de vérité et de poésie, avec des scènes d’horreur tragique justement égalées par Swinburne aux plus sombres évocations d’un Shakspeare, et des scènes comiques si riches d’humanité vivante, par-dessous l’éclat sans pareil de leur verve joyeuse, que nulle autre part ne se révèle à nous aussi manifestement le lien de parenté unissant le conteur anglais à la grande famille de nos maîtres classiques français du XVIIe siècle. Mais bien que les Grandes Espérances ne puissent assurément pas être mises au niveau de cet unique et incomparable monument du génie de Dickens, la leçon qu’elles nous apprennent est peut-être plus curieuse encore, et plus émouvante. On sait de quelle façon, vers 1860, l’auteur de Martin Chuzzlewit, âgé maintenant de près de cinquante ans, a résolu d’écrire un récit à la fois beaucoup plus simple et plus « poussé » que les précédens, plus conforme à l’idéal artistique nouveau qui, en Angleterre comme chez nous, était alors en train de se substituer à l’ancienne exubérance et profusion romantique. Entreprise infiniment difficile, et dont on comprend qu’elle ait tout d’abord alarmé l’entourage du maître ; mais combien aussi l’on comprend que, parmi tous les romans de Dickens, aucun n’ait émerveillé autant que celui-là tout le groupe de ces lettrés que j’appellerais les « dickensiens malgré eux ! » Pour Swinburne, en particulier, les Grandes Espérances sont « la plus belle histoire de toute la fiction anglaise. » Infatigablement le poète multiplie les expressions enthousiastes à l’égard d’un récit où « la tragédie et la comédie, le réalisme de la vie et sa rêverie, se trouvent fondus avec une vigueur de main quasi shakspearienne ! » Chacune des figures du roman lui apparaît « telle qu’aurait pu la créer Shakspeare, si la destinée l’avait fait vivre dans notre temps. »


Notons enfin que Swinburne a eu la méritoire sagesse de ne pas vouloir résoudre, à son tour, l’insoluble problème posthume du Mystère d’Edwin Drood. Peut-être n’a-t-on pas oublié que Dickens a été surpris par la mort au moment où il venait de publier le vingtième chapitre d’un roman dont l’ensemble devait en comporter une quarantaine. Dans cette moitié écrite du roman, un certain personnage disparaît sans laisser aucune trace ; après quoi un autre personnage surgit, comme de terre, sans que l’on puisse connaître sa véritable identité. De telle sorte que l’on remplirait aisément une armoire de tout ce qui a paru de livres, de brochures, et d’articles pour proposer au public anglais une explication de ces deux « mystères, » — qui d’ailleurs,