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qu’elle lui cause : mais une telle ignorance n’a guère coutume de compter pour un crime dans la morale ordinaire d’un romancier dont on a pu dire qu’il s’est toujours borné à prendre comme fondement de sa conception du devoir les seuls principes évangéliques du Sermon sur la Montagne. Sans l’ombre d’un doute, Dickens se serait passionnément épris de la figure de cette charmante Dora, s’il l’avait rencontrée ailleurs que dans son roman autobiographique. Mais voici que, l’ayant rencontrée dans ce roman, il s’est mis tout d’un coup à la détester ! Sur ce point-là non plus, aucun doute n’est possible. En même temps qu’il nous décrit la gentillesse ingénue de Dora, nous sentons qu’il contient malaisément un mélange de rancune et de mépris à l’endroit de l’aimable petite créature. Lui qui, dans le reste de son œuvre, pardonnait généreusement, chrétiennement, les pires fautes à ses héroïnes, pourvu qu’elles eussent l’âme simple et vécussent par le cœur plus que par l’esprit, nous sentons qu’à la femme de David Copperfield il ne pardonne pas la perte d’une soucoupe, ni quelques shillings mal additionnés dans ses comptes du soir. Et pourquoi ? Parce que cette Dora, que son cœur de poète ne peut pas s’empêcher de nous montrer charmante, se trouve ressembler, d’autre part, à sa propre femme qu’il a désormais prise en haine, après l’avoir d’abord follement adorée. Sans cesse, au cours d’une même page, la Dora du rêve alterne avec celle de la réalité, — sauf même pour Dickens à nous déconcerter, par endroits, plus cruellement encore, en appliquant à l’exquise Dora de son rêve la malveillance qu’il éprouve à l’égard de celle de la réalité.

Je serais tenté d’aller plus loin, et de reconnaître dans le roman entier les fâcheuses conséquences d’une semblable intention autobiographique. Certes, la nature intime de Dickens n’avait rien de bas, ni qui fût indigne de nous être révélé. Mais son génie possédait l’enviable privilège d’imaginer des âmes d’un degré plus haut ; et de là vient que, par exemple, les figures qu’il nous a laissées d’un Nicolas Nickleby ou même d’un Martin Chuzzlewit rendent, pour ainsi dire, un son plus pur, comparées à celle de ce David Copperfield qui n’est rien qu’un portrait de l’auteur du roman. Jusque dans leurs faiblesses, ces personnages jaillis de l’invention poétique de Dickens nous apparaissent imprégnés d’une atmosphère intellectuelle et morale plus délicate : ce sont, essentiellement, des gentlemen, tandis que David Copperfield, à l’exemple de son modèle, garde toujours en soi quelque chose de l’ancien ouvrier et commis de boutique.