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cette vie de l’Empire finissant offrait un spectacle scandaleux pour un esprit droit et une âme fière comme était Augustin. Cela aurait dû le dégoûter tout de suite de rester dans le monde. A Milan, tout près de la Cour, il se trouvait en bonne place pour voir ce que l’ambition et la cupidité humaines peuvent engendrer de bassesse et de férocité. Si le présent était hideux, l’avenir s’annonçait sinistre. L’Empire romain n’existait plus que de nom. Des étrangers, accourus de tous les pays de la Méditerranée, exploitaient les provinces sous son nom. L’armée était presque complètement aux mains des Barbares. C’étaient des tribuns goths qui faisaient le service d’ordre autour de la basilique où saint Ambroise s’était renfermé avec son peuple, pour résister aux ordres de l’impératrice Justine qui voulait donner cette église aux ariens. Des eunuques levantins régentaient, au palais, la valetaille des comtes et des fonctionnaires de tout rang. Tous ces gens-là se précipitaient à la curée. L’Empire, même affaibli, restait toujours une admirable machine à dominer les hommes et à extraire l’or des peuples. Aussi les ambitieux et les aventuriers, d’où qu’ils vinssent, aspiraient-ils à la pourpre : elle valait encore qu’on y risquât sa peau. Plus que les patriotes, désolés de cet état de choses (et il y en eut de très énergiques), les gens de rapine et de violence étaient intéressés au maintien de l’Empire. Les Barbares eux-mêmes désiraient y entrer pour le rançonner plus impunément.

Quant aux empereurs, même chrétiens sincères, ils étaient obligés de devenir d’affreux tyrans, pour défendre leurs vies sans cesse menacées. Jamais les supplices ne furent plus fréquens ni plus cruels qu’à cette époque. A Milan, on avait pu montrer à Augustin, près du cubiculum impérial, les loges où le précédent empereur, le colérique Valentinien entretenait deux ourses, Miette d’Or et Innocence, qui étaient ses exécuteurs sommaires. Il les nourrissait de la chair des condamnés. Peut-être Miette d’Or vivait-elle toujours. Innocence, — notons l’atroce ironie du nom, — avait été rendue à la liberté de ses forêts natales, en récompense de ses bons et loyaux services.

Augustin, qui rêvait toujours d’être fonctionnaire, allait-il se mêler à ce monde de fourbes, d’assassins et de bêtes brutes ? A les voir de près, il sentait sa bonne volonté faiblir. Comme tous ceux qui appartiennent à des générations fatiguées, il devait être dégoûté de l’action et des vilenies qu’elle entraine.