Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 15.djvu/469

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en présence d’un personnage comme Orphée ou Don Juan, comme Siegfried ou Parsifal, s’il nous fallait nous inspirer de notre «. expérience de la vie » pour nous émouvoir des douleurs ou des joies de ces héros divers ? Et l’épreuve d’un siècle bientôt n’a-t-elle pas autorisé la petite Nell à prendre sa place parmi ces membres immortels d’une humanité d’autant plus bienfaisante que nous la voyons plus dégagée de nos faiblesses et de nos laideurs d’ici-bas ?


Dédaigneux au point que j’ai dit de toute « idée générale, » Swinburne n’a pas même essayé de fixer solidement sa préférence sur l’un ou l’autre des romans de Dickens : car après nous avoir affirmé que les plus beaux de ces romans étaient David Copperfield et Martin Chuzzlewit, il nous déclare, quelques pages plus loin, que ce sont les Grandes Espérances qui disputent à David Copperfield l’honneur d’être le véritable chef-d’œuvre du romancier. Du moins constatons-nous que David Copperfield occupe, dans son estime, l’un des premiers rangs : en quoi l’opinion unanime du public anglais semble décidément d’accord avec la sienne. Avouerai-je qu’il m’a toujours été impossible de partager cette admiration des compatriotes de Dickens à l’égard de celui de tous ses récits où il a mis la plus forte part de ses propres souvenirs ? J’ai l’idée que, pour des natures comme celle d’un Dickens ou celle d’un Balzac, toujours portées à concevoir des existences imaginaires qui leur paraissent dépasser en réalité toutes les existences réelles, le souci du point de vue autobiographique risque communément d’être une gêne, bien plutôt qu’un profit. Il les condamne à toute sorte de scrupules, de réserves, de menus détours, qui jamais ne les arrêtent dans le libre déploiement de leurs autres visions ; et parfois aussi ce point de vue autobiographique les amène à transporter dans leurs œuvres des sentimens individuels qui n’y ont rien à faire. Tel est, précisément, le cas de Charles Dickens, dans l’espèce de « confession » qu’il a publiée sous le titre de David Copperfield.

Qui ne se souvient d’avoir éprouvé une impression pénible, — mais heureusement toute passagère, — à la lecture des chapitres où David nous raconte ses brèves semaines de mariage avec la petite Dora ? Car c’est chose certaine que cette jeune femme, comme il nous l’a dépeinte, aurait de quoi nous ravir à l’égal des plus douces et charmantes figures de ses autres récits. Elle est naïve et tendre, pauvre de cervelle et riche de cœur, incomparablement élégante et gracieuse. Son ignorance des conditions matérielles de la vie de ménage force bien son mari à devoir la gronder, ou encore à se désoler des dépenses