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sait, à devenir le « pendant » de Barnabé Rudge. Le poète a eu beau célébrer autrefois, dans son sonnet, les « rayons de divine pitié « que « la pensée d’un enfant » faisait jaillir avec plus d’ardeur des yeux « attendris » de Dickens : son humeur positive d’Anglais ne lui permettait pas de prendre tout à fait au sérieux, dans la pratique, ces figures d’enfans, d’une pureté et douceur par trop idéale, dont l’exemplaire le plus parfait demeurera toujours, pour nous, la délicieuse petite-fille du vieux marchand d’antiquités. « Ce soi-disant enfant, — nous assure-t-il, — n’a jamais en soi le moindre trait d’enfance. Elle est un impeccable et immuable modèle de dévouement, sans la plus légère retombée dans la fragilité humaine. Dickens aurait pu tout de suite nous la montrer ornée d’une paire d’ailes. Un enfant que rien ne saurait jamais irriter, que rien ne saurait jamais décevoir, et que rien ne saurait jamais dégoûter, c’est là un monstre aussi inhumain que le serait un bébé avec deux têtes ! »

Ce passage de l’étude de Swinburne est le seul que M. Watts-Dunton n’ait pu s’empêcher de désapprouver ; et la modeste note de quelques lignes qu’il a intercalée à son propos me semble contenir, en vérité, la plus belle réponse non seulement à l’objection de son défunt ami, mais aussi à tout ce que les critiques anglais, dès le premier jour, ont tenté pour détourner notre affection de la petite Nell. « Avec tout mon attachement à la mémoire de Swinburne, — écrit-il, — me laissera-t-on observer qu’il aurait eu besoin d’une expérience de la vie bien autrement large que celle qu’il a eue, pour comprendre des enfans instruits par ces deux maîtresses d’école, incomparables pour mûrir et pour agrandir les âmes : la misère matérielle et la souffrance morale ? » Comme cela est sage, et de quelle lumière cette simple réflexion du vénérable poète survivant illumine pour nous l’exquise figure de l’héroïne favorite de Dickens ! Tout au plus M. Watts-Dunton aurait-il le droit d’ajouter que, si même l’éminente beauté poétique du personnage ne s’était pas trouvée doublée d’une vraisemblance plus que suffisante, tout lecteur serait encore tenu de l’aimer et de l’admirer, sans pouvoir exiger d’elle rien d’autre qu’elle seule. Car il n’y a personne de nous qui ne se trouve, par rapport à la « réalité » d’une création poétique, plus ou moins dans la situation où se trouvait Swinburne vis-à-vis de l’adorable petite « élève de la souffrance et de la misère. » Toute notre « expérience de la vie » ne vaut guère à nous renseigner efficacement sur la possibilité d’une figure évoquée devant nous ; et ce que nous croyons être la « réalité » de cette figure n’est, le plus souvent, qu’un écho du plaisir produit en nous par sa beauté. Que deviendrions-nous