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— sinon peut-être à nous faire oublier, — les Limites trop étroites de son horizon. Écoutons-le, par exemple, nous rendre compte de ses impressions devant Barnabé Rudge, l’un des deux romans « historiques » de Dickens :


En dehors de la très petite catégorie qui ne comprend que les plus hauts chefs-d’œuvre de la poésie, il est difficile de trouver ou d’imaginer un ouvrage de création qui soit sans défaut : mais on aurait peine à soutenir, en bonne justice, que l’histoire de Barnabé Rudge ne mérite pas cet éloge suprême. Sans compter, que, dans ce livre, — à supposer même que cela ne puisse être dit d’aucun des précédens, — un lecteur pénétrant doit reconnaître une qualité d’humour qui lui rappellera Shakspeare, et peut-être aussi Aristophane. L’impétueuse et irrépressible volubilité de miss Miggs, dès le moment où son éloquence éclate et se répand comme un torrent furieux, a sur nous assez de puissance pour étouffer momentanément toutes les objections que pourrait suggérer une morale sévère touchant la rectitude et la convenance de la conduite de cette personne. D’avoir réussi à nous rendre, pour un instant, la méchanceté aussi délicieuse que la simple drôlerie, à nous faire paraître miss Miggs aussi amusante que la Mme Quickly de Shakspeare ou que Mme Gamp, c’est là un triomphe insurpassable de l’humour dramatique.

Mais le progrès de l’auteur en force tragique est encore plus saisissant et plus mémorable. L’émotion pathétique du roman est, il est vrai, trop cruelle : les tortures de la mère du jeune idiot sont si affreuses que l’intérêt et la sympathie du lecteur sont presque contre-balancés par un sentiment d’horreur plutôt que de pitié, malgré tout ce que nous offre de merveilleux le génie d’invention vivante qui anime chaque scène, à chacune des étapes du martyre de la pauvre femme. Le bourreau Dennis est le premier de ces parfaits et admirables scélérats, avec deux vilaines faces sous le même bonnet crasseux, dont le capitaine ou principal représentant est le Rogue Riderhood de l’Ami Commun : coquins infiniment plus terribles que cet Henriet Cousin de Notre-Dame de Paris qui pouvait à peine respirer pendant qu’il attachait la corde autour du cou d’Esmeralda, tant la chose l’apitoyait, — et combien une telle touche divine d’humanité survivante aurait été impossible à cet horrible Dennis dont la mortelle angoisse, devant la perspective immédiate de sa propre pendaison, nous demeure dans l’esprit avec une réalité aussi inoubliable que pas une autre scène évoquée jamais par la fiction la plus poétique ! Non moins admirable est la figure de l’autre oiseau de potence, tout au long de son orageuse et brûlante carrière, jusqu’au dernier moment… À deux reprises seulement, le plus grand des écrivains anglais de son temps s’est servi de l’histoire comme d’un décor pour sa création ; et l’usage qu’il en a fait dans Barnabé Rudge est encore plus prodigieux, avec son mélange de tragédie vivante et de terrible comédie, que celui qu’il devait en faire dans Paris et Londres en 1793.


Beaucoup plus sévère nous apparaît l’opinion de Swinburne sur ce Magasin d’Antiquités qui était primitivement destiné, comme l’on