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de 1882, maints jeunes poètes l’ont repris à leur compte, sans que personne les accusât désormais de « superstition » surannée ou de paradoxe ; et c’est avec une curiosité toute sympathique et respectueuse que, ces semaines passées, les admirateurs de Swinburne se sont unis à ceux de Dickens pour accueillir la publication d’une étude posthume du poète, toute consacrée, elle aussi, à la louange enthousiaste du romancier. L’un des plus hautains « stylistes » de naguère analysant et glorifiant le génie d’un écrivain à qui ses contemporains reprochaient dédaigneusement son manque de « style : » il y avait là, pour le lecteur anglais, un spectacle tout particulièrement imprévu et piquant, malgré ce que le sonnet susdit avait déjà fait entrevoir des sentimens de Swinburne à l’égard de Dickens. Si bien que le petit volume nouveau, pieusement édité par le fidèle ami et compagnon d’armes du poète, M. Watts-Dunton, a obtenu sur-le-champ un succès pour le moins pareil à celui d’un autre petit volume analogue où, voilà plus de trente ans, Swinburne avait révélé à l’Angleterre la personne et l’œuvre de la farouche, mystérieuse, et inoubliable Emily Brontë.

Malheureusement, le poète de Tristram of Lyonesse, au contraire de ce que je disais tout à l’heure de Dickens, paraît bien avoir concentré dans son talent toutes les qualités et tous les défauts « représentatifs » de sa nation ; et peu d’hommes, notamment, nous montrent à un aussi haut degré l’ignorance ou le dédain trop ordinaires des écrivains anglais pour tout ce qui ressemble à des « idées générales. » C’est ainsi que l’on chercherait vainement, d’un bout à l’autre de sa très intéressante étude sur Charles Dickens, le moindre essai d’une définition totale du génie du romancier, ou même la moindre trace d’un jugement d’ensemble sur son œuvre. Après nous avoir répété, par manière de préambule, que Dickens sera toujours proclamé « le premier Anglais de sa génération, » — à quoi il ajoute maintenant son regret de ne pouvoir découvrir, dans cette génération, aucun génie de la trempe de Shakspeare ni de Victor Hugo, — le critique improvisé se met aussitôt à examiner tour à tour, suivant l’ordre de leurs dates, les principaux récits de l’illustre conteur. Encore les stations qu’il fait successivement devant chacun de ces récits ne sont-elles jamais pour les considérer d’un point de vue « objectif, » ou, si l’on veut, « critique : » Swinburne se contente de nous dire quels sont, dans telle ou telle œuvre, les personnages qu’il préfère, et puis de nous esquisser à sa façon les figures de ces personnages, avec une justesse de trait, une force de modelé, et, par-dessous tout cela, une chaleur continue de tendresse ou de haine, qui suffisent à racheter,