Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 15.djvu/465

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« style pour le style » a, fort heureusement, beaucoup perdu de son autorité ; et personne ne songe plus dorénavant à regretter, dans les récits de Dickens, l’absence de je ne sais quel attrait purement verbal, dont la recherche aurait sans doute empêché le grand romancier de nous livrer sa vision poétique toute fraîche et vivante, — traduite en des phrases d’une adaptation si parfaite qu’il nous semble y percevoir l’écho des plus légers battemens de son cœur.

Ce cœur frémissant de Dickens, l’un des plus ardemment imprégnés de pitié et d’amour qu’il y ait eu jamais, ne pouvait manquer, lui non plus, de finir par transmettre sa flamme aux cœurs, longtemps rebelles, des compatriotes de l’auteur du Magasin d’Antiquités. Le fait est que nombre de savans ouvrages publiés récemment sur la « religion, » la « morale, » voire le « socialisme » de Dickens marquent une louable tendance du public anglais à réagir contre son habitude ancienne de ne goûter que le seul humour, dans l’œuvre de son conteur préféré. Mais avec cela je serais tenté de croire que, décidément, l’émotion du romancier anglais renferme en soi quelque chose qui la condamnera toujours à ne produire son plein effet qu’au delà des frontières de son pays. Aussi bien n’en est-on plus à vouloir considérer un Dickens, tout de même qu’un Shakspeare, comme l’incarnation complète de l’esprit et du caractère de leur race. Une étude plus intime de ces êtres d’exception que sont, incontestablement, les hommes de génie a permis de reconnaître à quel point l’essence secrète de leur nature se trouvait affranchie des conditions ordinaires de temps et de lieu : de telle sorte que l’on ne s’étonne plus de rencontrer, par exemple, dans l’art de Rembrandt, dans celui de Mozart ou de Beethoven, des élémens plus ou moins étrangers à l’atmosphère intellectuelle et morale des régions où ont vécu ces grands « initiés. » Pourquoi ne pas admettre, pareillement, la présence, chez Dickens, d’une espèce de poésie ou de musique sentimentale ayant des allures trop passionnées pour convenir de tous points aux goûts, plus « réservés, » du lecteur anglais, tandis qu’elle répondrait beaucoup mieux à l’idéal artistique de ces âmes slaves qui, depuis plus d’un demi-siècle, ne se lassent pas d’adorer les touchantes figures anglaises de la petite Nell et du petit Dombey ?


Mais toujours est-il que, exception faite peut-être de ce qui concerne cette partie pathétique de son art, Dickens est redevenu, aux yeux de ses compatriotes, le « premier des grands Anglais de sa génération. » L’hommage que lui offrait Charles Swinburne dans son sonnet