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l’œuvre possède la merveilleuse faculté de ne point vieillir ? Que l’on songe à la fortune présente des romans les plus fameux d’un Fielding ou d’un Walter Scott, en regard des innombrables éditions de Dickens, se succédant sans arrêt depuis plus d’un demi-siècle ! Et quel autre écrivain pourrait-on citer qui eût laissé derrière soi non pas seulement des types généraux et un peu abstraits, comme ceux qui survivent parmi nous à Molière, à Balzac, ou à Flaubert, mais bien des individus de chair et d’os : une abondante galerie de personnages d’un relief si poussé que tout Anglais d’aujourd’hui a coutume d’apprécier et de définir d’après eux les personnages qui l’entourent dans la réalité, — moins réelle, — de son existence quotidienne ? Le vieux cocher Weller et son fils Samuel, M. Micawber avec ses espoirs toujours renaissans, la sage-femme Sarah Gamp accompagnée de sa fabuleuse amie Mme Harris : ce n’est qu’une petite partie de ce groupe de figures caractéristiques, introduites à jamais par Dickens dans la familiarité des hommes de sa race. Resterait bien à savoir, il est vrai, d’où lui sont venues à lui-même ces vivantes figures, et quels ont été au juste les rôles respectifs de son observation et de sa fantaisie dans ce qu’on est convenu d’appeler son humour : mais il n’en reste pas moins évident qu’un tel humour, s’épanchant sous une forme aussi concrète, et capable de produire des résultats aussi positifs, dépasse amplement en qualité aussi bien qu’en degré celui du plus subtil et spirituel caricaturiste des travers d’une époque.

Il n’y a pas jusqu’à la langue des romans de Dickens qui, désormais, ne se soit imposée à l’admiration des connaisseurs, avec son mélange harmonieux de souplesse et de limpidité. La rigueur des jugemens portés sur elle autrefois n’était due qu’à une conception erronée de l’esthétique littéraire d’alors, suivant laquelle tout « style » était tenu d’être un mode d’expression ayant sa valeur et son charme propres, indépendamment des choses exprimées. Erreur que nous avons connue, nous aussi, à peu près vers le même temps ; et peut-être n’a-t-on pas oublié avec quelle sévérité nos théoriciens de « l’art pour l’art » excluaient de la « littérature » des œuvres comme celle d’un Renan ou presque d’un Lamartine, parce que ces maîtres de notre langue se bornaient à faire de leurs phrases un fidèle reflet de leur pensée. De la même façon les lettrés anglais exigeaient d’un auteur, pour ainsi dire, qu’il prît soin de cultiver séparément sa pensée et son style ; ou du moins entendaient-ils que ce dernier, par lui seul, fût à même de leur procurer une jouissance absolument distincte de celle qui naissait pour eux de l’ensemble de l’œuvre. Mais aujourd’hui, cette doctrine du