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de la Vie de Dickens par John Forster, c’est encore bien timidement qu’il a rappelé à ses lecteurs les mérites artistiques d’une œuvre où l’émotion sincère ne manquait pas moins, à l’en croire, que le « style, » mais qui rachetait cette double lacune par la merveilleuse qualité, — et éminemment « littéraire, » — de sa plaisanterie. Je m’étais même permis, à ce propos, de protester contre la sévérité excessive avec laquelle le zélé défenseur du génie de Dickens me paraissait condamner cette partie poétique et sentimentale de l’art de son maître qui, bien loin par delà les limites de l’Angleterre, avait exercé une influence énorme sur des écrivains tels qu’un Dostoïewsky. ou un Tolstoï, un Alphonse Daudet ou un Théodore Fontane ; et je me souviens d’avoir reçu en réponse, de George Gissing, fort peu de temps avant sa mort, une longue lettre contenant notamment l’aveu des difficultés que rencontrait encore à ce moment, en Angleterre, toute tentative pour faire admettre dans la véritable « littérature » des chefs-d’œuvre comme Martin Chuzzlewit ou Barnabé Rudge. Mais ces difficultés allaient commencer bientôt à devenir moins insurmontables, et le fait est que le généreux effort de Gissing n’a point tardé à être suivi d’une série de livres, de brochures, et d’articles, pareillement destinés à rassurer ou à encourager le public anglais, en lui attestant l’excellent aloi « littéraire » de récits dont il persistait, quasi involontairement, à se nourrir d’année en année. Si bien que, dès le début de notre siècle, M. Gilbert K. Chesterton a pu recueillir à la fois les remerciemens enthousiastes de ce public et l’approbation à peu près unanime de ses confrères les plus « raffinés, » lorsque, dans une étude délicieusement spirituelle et sage, il a célébré sans aucune réserve l’immortelle beauté et l’action bienfaisante du génie de ce Dickens qu’il n’hésitait pas à déclarer, lui aussi, le « premier des grands Anglais de sa génération[1]. »


Tout de même que chez nous la gloire de Mozart, celle de Dickens semble dorénavant n’avoir plus rien à craindre, dans son pays, de l’épreuve du temps. L’empressement avec lequel les compatriotes du romancier anglais se délectent à la lecture de ses livres ne suffirait-il pas à nous prouver déjà que l’auteur de David Copperfield appartient à la famille, infiniment restreinte, de ces créateurs privilégiés dont

  1. Une traduction française du Dickens de M. Chesterton a été publiée, depuis lors, à la librairie Delagrave ; et le succès qu’elle a obtenu paraît bien attester que, chez nous aussi, l’œuvre et le génie de Dickens comptent encore maints admirateurs.